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Textes de Dominique Vibrac
8 octobre 2016

DEUXIEME PARTIE TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

TROISIEME PARTIE : SOLUTIONS ET IMPASSES

 

 

Le sentiment d’un conflit possible, l’intuition d’un antagonisme invitent les hommes à chercher des solutions, allant d’une radicalité assumée au compromis articulé. Il nous semble intéressant de nous attarder en particulier aux tentatives médiévales de résoudre le conflit en accordant une vraie reconnaissance et une réelle autonomie, bien que relative, à un ordre naturel dont la consistance n’est pas exténuée par la référence à une dimension transcendante. Nous envisagerons également les réponses en quelque sorte extrêmes qui consistent soit à absorber l’immanence dans la transcendance, soit au contraire à nier la transcendance comme inévitablement castratrice et empêchant le déploiement autonome de l’immanence.

 

 

Le modèle augustiniste n’épuise pourtant pas, et de loin, la pensée médiévale. Certes, ceux-là même qui s’en écartent ne négligent généralement pas une occasion de montrer leur dévotion à l’endroit d’un Augustin très respecté. C’est le cas ainsi de Thomas d’Aquin, plus encore sans doute dans la “Somme Théologique”, œuvre de maturité plus tardive[1] que dans ses écrits plus anciens (comme le Commentaire des Sentences de Pierre Lombard). En même temps, indéniablement, un positionnement plus respectueux de la consistance de l’immanence se fait déjà voir, émerge, peut-être en raison de l’influence péripatéticienne qui s’exerce sur Thomas.

 

 

I. CONCILIER ?

 

  1.   L’autonomie relative de la servante

 

 

La position de Thomas d’Aquin semble doublement significative : d’une part, elle ne se détache en rien, jamais, d’une vision théocentrique, très affirmative de l’immanence. En même temps, l’Aquinate valorise pleinement la causalité seconde et son libre déploiement. L’affirmation de la dépendance complète avec Dieu ne supprime pas l’efficience propre des créatures. Dieu n’est pas exalté lorsque les créatures sont écrasées, dévitalisées, rampantes. La grandeur du Créateur se poursuit en celle des créatures. On le voit, sous cet aspect-là, un vif contraste, bien souligné par Gilson, sépare Thomas d’Augustin[2].

 

 

Par ailleurs, Thomas d’Aquin reste dans une certaine perspective qui ne justifie pas d’en faire un moderne avant la lettre. Pour lui, l’indépendance de l’immanence une fois affirmée, sa consistance propre reconnue et célébrée, son éclat particulier ne sauraient être que relatifs par rapport au Créateur et Maître de toute chose. Ainsi, la raison, qui peut légitimement se déployer librement dans sa sphère propre de compétence, ne saurait être maîtresse. Digne servante, mais servante tout-de-même !

 

 

Ainsi, le rationalisme de Thomas d’Aquin reste-t-il étroitement limité par l’horizon religieux qui est le sien[3]. Sans doute, Thomas d’Aquin déploie-t-il un argumentaire rationnel fort précis et soigné ; pour autant, homme de son temps et non du nôtre, indissociablement enseignant et religieux, soucieux d’exalter la nature et de la rapporter à Dieu, il pose comme un postulat absolument incontournable le primat de l’autorité divine. Toute reconnaissance, même large, d’une zone franche d’autonomie et de liberté accordée à la créature suppose comme condition préalable stricte la reconnaissance permanente de la souveraineté divine.

 

 

2. Siger et Dante : une maison à étages sans escalier

 

 

Les positions de Siger de Brabant et de Dante Alighieri, déjà brièvement mentionnés, vont bien plus loin que celles de Thomas en ce sens qu’elles refusent précisément la subordination de l’immanence à la transcendance. Il ne s’agit plus désormais de donner une autonomie relative; il convient de respecter totalement les zones franches, indépendantes l’une de l’autre, et qui ne supportent pas d’être confondues.

 

 

Siger de Brabant [4] nous présente une philosophie indépendante et libre, qui se déploie de façon totalement affranchie et autonome dans ordre propre, sans se soucier d’une sujétion à l’autorité divine. Comme dans le cas de Thomas d’Aquin, une œuvre et une doctrine sont inséparables d’une intention et d’une situation. L’Aquinate, prêtre et prédicateur religieux, tend vers d’autres buts que Siger, universitaire qui entend d’abord exercer librement son métier de philosophe. Telle est la clé d’une œuvre souvent jugée sulfureuse et subversive mais qui exprime d’abord, tout simplement, une exigence déontologique et une conformité à des statuts universitaires rigoureux. Il n’en demeure pas moins que ses commentaires du Stagirite lui permettent de tirer les conclusions ultimes d’une lecture fidèle et conséquente de celui qu’il présente comme le philosophe par antonomase. S’en tenant au niveau proprement philosophique, il prend le parti de ne pas y chercher abusivement la vérité absolue que Dieu seul peut révéler aux hommes. L’interprétation correcte des œuvres d’Aristote suppose un décentrement évident par rapport aux intentions apologétiques des religieux.

 

 

Les vues de Siger semblent exalter la raison et compromettre la référence à une autorité transcendante. En réalité, l’autonomie affirmée d’une philosophie émancipée de sa sujétion à l’égard d’une autorité transcendante va de pair avec une affirmation tout aussi tranchée de la seule vérité révélée.  La raison et la foi, la transcendance et l’immanence deviennent alors deux ordres différents et cloisonnés.

 

 

Dante développe dans son Banquet (Convivio) une thématique voisine. Il rapproche d’ailleurs Thomas d’Aquin et Siger de Brabant dans sa Comédie comme si ce dernier était un interprète valable et crédible de la pensée catholique la plus authentique et parle même de « lumière éternelle »[5]. La proximité d’intuition entre les deux auteurs tient à leur volonté d’accorder à l’immanence non seulement la reconnaissance octroyée par Thomas d’Aquin, mais plus encore, une totale souveraineté. En même temps, ce faisant, Dante Alighieri n’a pas le sentiment de trahir Thomas d’Aquin mais en quelque sorte d’aller jusqu’au bout d’un dynamisme déjà présent dans la pensée du « Docteur Angélique », lequel pourtant se refuse à aller jusqu’à ce terme, en raison d’une soumission inquiète à une autorité divine, dont il ne s’agit pas de s’affranchir pour le poète florentin, mais qui passe par des relais différents, bien distincts et à ne pas confondre. L’Ecriture guide le croyant, mais Aristote éclaire le philosophe. L’un et l’autre, pourtant, participent diversement à une même vérité et à une même autorité divine.   

 

 

Pour autant, Dante ne rejoint pas l’immanentisme en ce sens qu’il confesse toujours la transcendance comme horizon ultime, réalité dernière, finalité suprême. L’originalité de Dante par rapport à Thomas, répétons-le, tient par contre à son dédoublement des fins et du bonheur. Fin supérieure et dernière, la béatitude céleste, ne phagocyte pas cette fin moins éclatante, mais autonome, et non pas subordonnée, du bonheur céleste. La référence à la transcendance ne saurait venir faire sa loi sur le territoire de mon immanence. Légitimement, je peux chercher sur cette terre une sagesse à ma mesure sans avoir à la subordonner à la quête de la sagesse divine.

 

 

L’interprétation systématique de la pensée de Dante sur ce point que nous laisse Etienne Gilson [6] appellerait peut-être deux observations permettant de mieux situer l’auteur et son intention. La situation politique de l’époque, caractérisée par le conflit ouverte entre les guelfes et les gibelins mais également par l’hostilité entre les guelfes blancs et les guelfes noirs, par l’antagonisme idéologique entre des partisans du pouvoir temporel du Pape et ceux qui le contestent, éclaire les combats dantesques. Comme le prouve Monarchia, qui plaide en faveur d’un unique Empereur fédérant autour de lui tous les pouvoirs, Dante semble en révolte contre les prétentions politiques de Pontifes comme Boniface VIII (et sa bulle « Unam sanctam ») puis Clément V. En même temps, sans aucun doute, la volonté d’autonomie très fortement affirmée par son « Convivio » illustre peut-être davantage son opinion d’un temps - l’expression d’une évolution inachevée - qu’elle ne se graverait dans le marbre des pensées définitives. Penseur en chemin, Dante s’y ferait l’interprète des sentiments qui l’habitèrent à une période de sa vie.

 

 

Siger et Dante ont en commun de bien séparer, pourrait-on dire, la transcendance et l’immanence sans en sacrifier aucune des deux. La solution adoptée semble à la fois libératrice, commode et insatisfaisante. Distinguer ainsi deux dimensions irréductibles permet de leur accorder consistance et attention. Un esprit spéculatif peut toutefois se demander si une solution vraiment satisfaisante a été donnée, étant entendu qu’un cadastre précis des champs d’autorité permet certes d’éviter des affrontements insolubles mais ne donne pas véritablement à voir comment l’ensemble peut alors prendre forme et former une unité de sens et d’être (dans la différenciation et le respect des différents ordres, cela s’entend). A la limite, les modernes et nos contemporains pourraient même avoir le sentiment d’un écartèlement insoluble qui s’imposait à certaines périodes mais qui, au bout du compte, pourrait en définitive ne plus résister aux tiraillements sur des points particuliers.

 

 

II. OPPOSER ?

 

1. Le Rubicon de la Renaissance

 

Au-delà d’une reconnaissance de la dignité d’une servante, au-delà même d’un cloisonnement qui honorait également l’une et l’autre dimension, les esprits vont être conquis par le désir d’une affirmation plus forte et plus exclusive encore de l’immanence, qui fasse éclater le cadre d’une référence ultime à une transcendance surplombant les libres déploiements des créatures.

 

 

La Renaissance favorise une prise de conscience plus nette de la liberté et de l’affirmation de l’immanence, et même l’athéisme. En nuançant la thèse fort célèbre de Lucien Febvre[7], force est de reconnaître une véritable efflorescence de l’incroyance, de la prétention humaine à l’autonomie[8]. A partir de 1500 se développent de nombreux foyers d’athéisme critique, liés à une volonté de combattre l’Eglise catholique, mais allant plus loin, s’en prenant au contenu du message, et non seulement aux éventuels abus de pouvoir des clercs. “ Nul doute que, parmi les masses populaires des villes et des campagnes, ne se soient trouvés des hommes vraiment irréligieux, animés de mouvements de révolte violente ”[9]. L’incroyance traduit une volonté de réhabiliter l’immanence contre son enfermement et son écrasement, au travers de la transcendance de la religion. Il offre une solution plus radicale au conflit évoqué. Souvent, l’argumentaire ne se révèle point aussi explicite et développé. Il n’empêche : dorénavant le mouvement d’affranchissement de l’immanence ne se sent plus lié à l’obligation d’exalter, fût-ce parallèlement et dans une stricte répartition des compétences propres, la transcendance souveraine. Bien plutôt, il tend vers son occultation et son abandon. Lors même que le cadre porteur d’ensemble reste très marqué par un théocentrisme omniprésent, contesté mais néanmoins récurrent, une dynamique se met en place. Elle conduira beaucoup plus loin encore.

 

 

2. Des libertins aux Lumières

 

 

Les libertins entendent eux aussi poursuivre cette entreprise de libération de l’immanence. Nous sommes déjà au cœur de notre problème : l’immanence s’affirme en niant la transcendance, même si cette libération se situe surtout comme un combat contre l’arrogance du catholicisme dogmatique[10]. Nonobstant le prestige de l’“aigle de Meaux”, le siècle du Roi Soleil verra le développement de l’incrédulité, comme le soulignait jadis Sainte-Beuve : “ Le XVIIe siècle, considéré selon une certaine perspective, laisse voir l’incrédulité dans une tradition directe et ininterrompue; le règne de Louis XIV en est comme miné ”[11]. D’ailleurs, Bossuet en était conscient. Cette incrédulité de matrice rationaliste traduit bien une volonté d’affranchir l’immanence de l’hétéronomie d’une transcendance qui l’étouffe. Vers 1650, Guy Patin pourra dire : “ l’Italie est pleine de libertins et d’athées et gens qui ne croient rien ”[12]. En Angleterre et en Hollande l’incrédulité s’affiche. La critique biblique favorise le soupçon et la libération des esprits à la soumission à une autorité intellectuelle. En 1729, le défunt curé Meslier étrille de belle manière toutes les croyances chrétiennes, y compris l’existence d’un Dieu transcendant[13]. On pourrait évoquer aussi Dom Deschamps, moins prolixe, moins connu, mais très fin dans son argumentation qui distille un soupçon très corrosif[14]. Ces courants font leur lit, il est vrai, des difficultés de croire à l’enseignement de la Bible et des religieux, en vertu d’une raison qui devient de plus en plus adulte et critique. D’où une pléthore d’arguments. En même temps, la dynamique de ces pamphlets est bien celle d’une libération de l’activité immanente de l’intelligence autonome contre une transcendance qui longtemps la tenait en chaînes. La critique sociale que Jean Meslier cultive d’un ordre injuste lié à l’affirmation d’une transcendance mensongère relève aussi de l’affirmation d’une immanence libérée. La version française des Lumières favorise encore les positions athées, comme celle de Diderot (après sa “Lettre sur les aveugles”) ou d’Holbach. Vient ensuite le XIXe siècle, celui de la mort de Dieu[15]. Notons, pour l’heure, par-delà les argumentaires très soignés qui le soutiennent, l’intention profonde du matérialisme[16] : l’affirmation d’une immanence libérée. Un pas a été franchi : il ne s’agit plus de mettre en place une zone franche de libération par rapport à l’immanence, ni d’accorder son autonomie à un niveau de réalité, ni même d’exalter l’immanence en occultant la transcendance. Il s’agit à présent d’affirmer l’immanence au travers de la négation même de la transcendance : d’écraser un rival. Cette démarche aboutit à l’athéisme que nous avons déjà longuement évoqué précédemment.

 

 

3. Le choix de l’abrupt de la transcendance

 

 

Les réponses abordées au débat que nous cherchons à mettre en perspective s’inscrivent dans une évolution qui, en même temps, traduit, d’une certaine façon une radicalisation d’un même point de vue de départ qui est de porter l’accent, partiellement ou de façon absolue, sur l’immanence. Il existe sans doute encore une autre voie pour résoudre le conflit, laquelle s’oriente dans un sens opposé. L’accent n’est plus porté cette fois sur l’immanence mais sur la transcendance. L’accent n’est point placé alors sur une immanence risquant d’être exténuée mais sur l’insuffisance radicale de cette dernière et sur la nécessité de faire référence à la transcendance et de lui reconnaître sa souveraineté légitime, mieux obligée. Cette orientation de fond nous étonne peut-être davantage car nous sommes d’emblée enclins à concevoir une dimension ajoutée comme souhaitable seulement si elle ne nous ampute pas d’autres dimensions de l’existence. Nous risquons alors d’occulter une manière certes radicale et discutable mais certainement non négligeable de tracer un horizon de sens. L’absolue perfection de la transcendance ne nous dédommage pas seulement des sacrifices offerts. Elle nous comble par sa perfection même. Nous reconnaissons le nerf même du pari de Pascal qui réside dans la disproportion abyssale entre ce que nous risquons de perdre sur la terre et ce que nous gagnons au ciel[17].

 

 

Dans une telle optique, le plaidoyer en faveur de la transcendance n’emprunte pas d’abord le chemin d’une reconnaissance de l’harmonie entre deux ordres qui ne se font pas concurrence mais plutôt la voie de la dénonciation de la vacuité d’une immanence laissée à elle-même. Un Jean Daniélou parlait en 1961 de « l’homme sans Dieu comme d’une baudruche crevée »[18]. Cette pensée est relayée par le Cardinal Joseph Ratzinger pour qui seule - c’est l’exclusive qui est en question – « la vision chrétienne du monde peut donner à l’existence sa “grandeur et sa dignité »[19].

 

 

Une autre forme, un peu différente, de négation des valeurs de l’immanence consiste à dire des négateurs d’une transcendance qu’en fait ils ne la nient point, qu’ils l’affirment sans le savoir, de même que Monsieur Jourdain faisait de la prose tout en l’ignorant : “ il peut y avoir des athées qui croient seulement être tels, qui acceptent avec obéissance, d’une manière inexprimée, la transcendance mais qui n’arrivent pas à lui donner une expression suffisamment adéquate. Il peut y avoir enfin un athéisme complet et donc nécessairement coupable qui se ferme par peur ou par orgueil à la transcendance et la nie de façon explicite et consciente ”[20]. Sans doute, on peut penser que celui qui affirme et celui qui nie ne visent pas la même représentation de la transcendance, et ne le font pas pour des raisons symétriquement opposées. Pour autant, il ne paraît guère heureux de passer allègrement au-dessus et par-delà ce que les uns et les autres entendent consciemment dire pour conclure trop rapidement qu’ils disent tout autre chose à leur insu, sinon le contraire. Nous ferions plutôt nôtre le point de vue de Jules Girardi : “ ceux qui nient un Dieu faussement conçu ne cessent pas pour autant d’être athées ”[21]. On ne saurait confondre les pourfendeurs de la transcendance en faisant croire qu’ils sont en réalité sans le savoir ses défenseurs.

 

 

4. L’athéisme virtuel du principe d’immanence[22]

 

 

Au-delà d’une prise de position théorique, le rapport entre immanence et transcendance induit, fût-ce sous le mode explicite ou inavoué, une attitude pratique. Le choix de l’immanence pure s’exprime en une vie dont Dieu sera absent, sans aucune référence religieuse, et sans référence morale ou affective à ses représentations. Nous avons déjà évoqué précédemment le paysage et les implications de cet athéisme pratique, négateur « in concreto » de toute transcendance.

 

Le fondement est mis en cause. Autrement dit, la pensée, affranchie d’un ordre onto-théologique consistant et résistant à nos caprices ne repose plus sur un socle (« lequel d’ailleurs reposerait sur quoi ? », on peut se le demander). Ce que le philosophe italien Gianni Vattimo désigne comme le “pensiero debole” prend d’abord acte de cet ébranlement du fondement. C’est en ce sens d’ailleurs qu’un certain nietzschéisme actif trouve résonance, prégnance et fécondité. Il s’agit là d’une forme particulière de nihilisme nietzschéen et post-nietzschéen, en fait créatif, stimulant. “ Le nihilisme actif, dans le sens où je l’entends, serait la force de vivre dans un monde où il n’y a plus de fondements, ni sur le plan métaphysique, ni sur le plan des autorités politiques. (...) Le problème du nihilisme est d’instaurer une attitude philosophique capable de développer une forme de rationalité non fondationnelle (...). Quand il n’y a plus de fondements métaphysiques pour exercer une fonction critique, il reste la relativisation historique. En reconstituant l’histoire d’où nous provenons, on peut reconnaître les directions qui ont été indûment refoulées, ces possibilités que l’on pourrait réutiliser. On rend mobile une situation qui se présente comme la seule possible ”[23] .

 

 

Cette position métaphysique semble en consonance étroite avec une évolution de l’épistémologie : “ L’Etre est devenu silence ou béance. La logique apparaît crevassée. La Raison s’interroge, s’inquiète. L’Incertain fondamental est tapi derrière toutes les certitudes locales. Pas de socle de certitude. Pas de vérité fondatrice. L’idée de fondement doit sombrer avec l’idée de dernière analyse, de cause ultime, d’explication première. A la place du fondement perdu, il n’y a pas le vide mais une “vase” (Popper) sur laquelle s’élèvent les pilotis du savoir scientifique ”[24] .

 

 

Sans doute devrait-on remonter l’arbre généalogique d’un tel décentrement, d’un tel déplacement. C’est en bonne part la révolution cartésienne. On ne doit pas oublier l’immanentisme spinoziste. En même temps, c’est Kant qui d’une certaine manière consomme un grand tournant. La route empruntait déjà auparavant la trajectoire “tournante” mais le philosophe de Königsberg scelle en quelque sorte ce retournement. Hegel l’avait bien saisi : “ l’effet principal qu’a eu la philosophie kantienne est d’avoir éveillé la conscience de cette intériorité absolue qui, si elle ne peut, en vérité, à cause de son abstraction, à partir d’elle-même, se développer en quoi que ce soit ni produire aucune détermination, ni connaissances, ni lois morales, se refuse pourtant absolument à laisser agir et valoir quelque chose qui ait le caractère d’une extériorité. Le principe de l’indépendance de la raison, de son absolue substance par soi en elle-même, est désormais à regarder comme principe universel de la philosophie ainsi que comme l’un des préjugés de l’époque ”[25]. Comme le résume Xavier Chenet : “ le grand moment historique de la reconduction du sujet dans sa spontanéité, son autonomie ”[26] . Il serait intéressant de relire Fichte comme celui qui a voulu incarner et radicaliser cette évolution intellectuelle en la reliant à l’histoire politique[27]. L’opposition irréductible entre l’idéalisme et le dogmatique s’articule à une affirmation très forte de la liberté et de son autonomie[28]. L’homme doit cesser d’être prisonnier de ce qui est, a été. On discerne là un dynamisme qui naît d’un grand retournement : fonder désormais le parfait sur l’imparfait, changement théorisé aussi très clairement par Schelling[29]. Cette mutation, ce que l’italien désignerait fort par le mot suggestif de “capovolgimento”, marque notre modernité toute entière, y compris théologique[30].

 

 

En résumé, des êtres humains, en nombre toujours plus grand, sont devenus également davantage autonomes. Et si cela, en soi, n’est pas toujours une réussite immédiate, c’est une première condition pour obtenir d’autres réussites. Les moyens permettant à l’homme de donner tous ses fruits. Tous les hommes connaissent désormais toutes sortes de façon de vivre, de conceptions de l’existence, que jadis chaque culture particulière gardait pour soi. La suppression grandissante des distances qui rétractaient le temps et l’espace, la défense accrue de l’organisme humain contre les maux qui encerclaient le corps, l’accès croissant aux savoirs qui délimitaient les élites ont suscité une vue plus large, apportant au genre humain une liberté plus grande pour une pensée plus claire et une plus grande création[31]

 

 

IV.    NUANCER

 

 

Pour autant, il nous semble que ce diagnostic pourrait et devrait être nuancé. En effet, comme le souligne assez justement Michel Onfray, même si c’est pour s’en désoler, nous vivons encore marqués par une épistémè judéo-chrétienne, c’est-à-dire que les règles du jeu (de la pensée et de l’agir) qui nous structurent de l’intérieur demeurent chrétiennes.

 

 

1. Persistance d’une empreinte

 

 

Alors mêmes qu’elles sont sécularisées et dissimulent leur terreau d’origine - sinon parfois le renient – ces règles du jeu nous conditionnent : “ L’époque dans laquelle nous vivons n’est donc pas athée. Elle ne paraît pas encore postchrétienne non plus, ou si peu. En revanche, elle demeure chrétienne, et beaucoup plus qu’il n’y paraît. Le nihilisme provient de ces turbulences enregistrées dans la zone de passage entre le judéo-chrétien encore très présent et le post-chrétien qui pointe modestement, le tout dans une ambiance où s’entrecroisent l’absence des dieux, leur présence, leur prolifération, leur multiplicité fantasque et leur extravagance. Le ciel n’est pas vide, mais au contraire plein de divinités fabriquées au jour le jour. La négativité procède du nihilisme consubstantiel à la coexistence d’un judéo-christianisme déliquescent et d’un post-chrétien encore dans les limbes ”[32]. Onfray poursuit : “ Qu’on y prenne garde ! Jamais peut-être cet apparent effacement n’a caché la présence forte, puissante et déterminante, du judéo-christianisme. La désaffection de la pratique ne témoigne pas du recul de la croyance. Mieux : la corrélation entre la fin de l’une et la disparition de l’autre est une erreur d’interprétation. On peut même penser que la fin du monopole des professionnels de la religion sur le religieux a libéré l’irrationnel et généré une plus grande profusion de sacré, de religiosité et de soumission généralisée à la déraison. (...) Le judéo-christianisme laisse derrière lui une épistémè, un socle sur lequel s’effectue tout échange mental et symbolique. Sans le prêtre, ni son ombre, sans les religieux ni leurs thuriféraires, les sujets demeurent soumis, fabriqués, formatés par deux millénaires d’histoire et de domination idéologique ”[33]. Onfray repère ainsi des résidus de christianisme chez Kant et dans le kantisme. “ Dans la religion, dans les limites de la simple raison, Kant propose une éthique laïque. Qu’on lise ce texte majeur pour la constitution d’une morale laïque dans l’histoire de l’Europe, on y découvrira la formulation philosophique d’un inextinguible fond judéo-chrétien. La révolution se repère dans la forme, le style, le vocabulaire, elle paraît évidente en regard de l’allure et de l’apparence, oui. Mais en quoi l’éthique chrétienne et celle de Kant diffèrent-elles ? En rien. La montagne kantienne accouche d’une souris chrétienne ”[34] Pour Onfray, la chair occidentale demeure chrétienne[35]. “ La conscience n’entre pas en jeu, mais une série de déterminismes plus profonds, plus anciens, qui renvoient aux heures d’élaboration d’un tempérament, d’un caractère et d’une conscience. L’inconscient du thérapeute et celui du patient procèdent d’un même bain métaphysique. ”[36] Le philosophe évoque ensuite la justice et les postulats philosophiques chrétiens qui en supportent secrètement l’édifice. On pourrait multiplier d’ailleurs les exemples. En tout état de cause, la thèse de Michel Onfray est claire : le monde qui ne se croit plus chrétien l’est en réalité bien davantage. Nous n’entendons pas ici discuter cette thèse, d’autant plus que la virulence critique de Michel Onfray, qui veut éradiquer tout ce qui pourrait demeurer de chrétien constitue une option théorique et pratique, ardemment militante, que nous ne pouvons ni ne voudrions ici considérer avec toute l’attention requise. Il existe en outre une autre idée d’un post-christianisme souhaitable qui n’est en réalité pas seulement ni d’abord la négation du christianisme mais plutôt son accomplissement en quelque sorte (nous reparlerons de l’“Aufhebung” de Hegel). Néanmoins, il y a certainement du vrai dans le tableau paradoxal d’un monde qui s’est sécularisé et qui pourtant demeure encore marqué au sceau de ce dont il s’est affranchi, imprégné d’une structure mentale. Cela nous fait penser à la thèse d’Ervin Goffman selon laquelle “ les individus n’inventent pas le monde du jeu d’échecs chaque fois qu’ils s’assoient pour jouer (...) ni le système de la circulation piétonne quand ils se déplacent dans la rue ”[37]. Autrement dit, il ne suffit pas de contester ou d’oublier le fondement ni de renier l’hériter qui continue à nous hanter de l’intérieur pour effectivement avoir d’un coup de baguette magique bouleversé les structures et essorer les usages d’une imprégnation indésirable. Les fantômes d’ancêtres indésirables ne résident pas seulement dans les vieilles demeures anglaises !

 

 

En outre, non moins profondément, des penseurs chrétiens tentent de redécouvrir aussi le noyau dur, la substantifique moelle du christianisme, à la fois au-delà de sa résorption dans un humanisme horizontal et de la nostalgie des sédimentations passées. Ainsi René Girard nous montre-t-il que loin d’être un mythe comme les autres, l’Evangile dévoile la cause de la violence, et ainsi en libère radicalement par l’innocence de la victime crucifiée[38]. On citera aussi volontiers Maurice Bellet proposant une “quatrième hypothèse” : ni la dissolution complète du christianisme en humanisme, ni sa perduration sous une forme restauratrice, ni son éclipse totale face à autre chose (ce que souhaite Onfray), mais une émergence enfin de son essence, par delà ce qui a pu le recouvrir[39]. Sans entrer dans une discussion de ces positions, d’ailleurs assez complexes, nous pouvons pourtant suggérer que le débat autour de la caducité effective de la transcendance chrétienne n’est peut-être pas clos, loin s’en faut. Dans un ouvrage tout récent, l’essayiste Jean-Claude Guillebaud entend nous confier  comment je suis redevenu chrétien (Paris, 2007).

 

 

En conclusion, nous pouvons sans doute relever une certaine ambiguïté de la situation présente : d’une part, la sécularisation a modifié la donne et la conscience de l’homme ne ressent plus de la même façon le besoin de rendre des comptes à une autorité divine transcendante qui dicterait sa loi y compris dans la sphère temporelle. D’autre part, paradoxalement, cette éclipse de la transcendance, en fait relative, permet son retour et sa redécouverte. En tout cas, l’état de la question semble plus complexe que nous ne l’aurions peut-être soupçonné au départ. Ceci nous invite encore davantage à juger plus problématiques et peut- être ambivalentes les notions de transcendance et d’immanence elles-mêmes.

 

 

2. Un débat complexe

 

 

Dans une matière aussi délicate que celle que nous traitons ici, il convient d’emblée de nuancer les évaluations et de cultiver un peu l’art du sfumato. Par bien des aspects, les choses ne sont jamais aussi tranchées que cela.

 

Devra-t-on, par exemple, considérer comme athée et comme adversaire irréductible de la transcendance qui admet l’existence d’un “Etre suprême”, d’une “force” qui serait à l’origine du monde, sans pourtant lui reconnaître les attributs d’une personne ? Celui qui, sans nier l’existence de Dieu, en doute fortement ? Ou celui qui, tout en affirmant l’existence de Dieu, considère ce fait comme n’ayant aucune portée vitale ? Ou encore celui qui, tout en se déclarant athée, poursuit un idéal éthique arrachant l’homme au piège de l’arbitraire de sa propre subjectivité limitée ? Des réponses possibles à ces questions naîtront des avis bien différents sur l’ampleur du phénomène athée dans son ensemble ”[40]. La question qui se pose surtout est la suivante : quelle est la représentation de Dieu, l’image de la transcendance que rejette telle ou telle forme d’athéisme? Nous rejoignons ici Alain Cugno : “ pourtant il serait trop facile d’en déduire que nous vivons devant cette figure de l’Autre, qu’il suffirait d’appeler Dieu, pour dire qu’en fait nous vivons “devant Dieu”. Un fantasme réel dont il suffirait d’accentuer l’un des versants pour se dire athée (fantasme) ou croyant (réel). Il n’est jamais sain d’être mis devant des alternatives aussi rudimentaires. Une telle réponse embrouillerait tout et ne permettrait d’atteindre que des propositions toutes faites et finalement sans grand intérêt. Il y a quelque part dans l’alternative “transcendance/immanence” une étroitesse de perspective qui passerait un peu vite sur le sens profond des deux notions, et sur ce qu’en réalité peut-être la transcendance vise ”[41].

 

Jean-Toussaint Desanti écrivait ce qui suit au sujet des “idéalités mathématiques[42] :    “ les mathématiques ne sont pas du Ciel ”. Cela veut dire qu’il n’existe nulle part un univers d’êtres mathématiques, un en-soi mathématique auquel les mathématiques pratiquées par les hommes donneraient accès. Le réalisme des structures me paraît absurde - et en dernier ressort ne pouvoir se soutenir que d’une théologie. “ Les mathématiques ne sont pas de la Terre ”. Cela veut dire que les opérations mathématiques introduisent une rupture par rapport aux formes d’organisation offertes dans le champ de perception, et par rapport aux espèces d’activité qui se règleraient selon les seules exigences de ce temps ”. Ce que nous dit le fameux épistémologue vaut aussi en un certain sens mutatis mutandis pour les valeurs et bien des réalités existentielles. L’intérêt dans notre perspective est que Desanti envisage, même si cela concerne les idéalités mathématiques que nous n’étudions pas ici, un “entre-deux” se refusant donc à un simple partage dualiste et à une sorte de dialectique entre deux univers ou deux options. Cela peut d’emblée nous mettre sur la voie et nous suggérer un dépassement de l’alternative irréductible entre la transcendance et l’immanence.  

 

Il nous semble surtout que l’éventualité d’une transcendance doive bien être distinguée d’une vision forcément sombre, culpabilisante, dépréciant ou stigmatisant la vie, le plaisir, la jouissance et le bonheur. Le procès à charge mené parfois contre la transcendance trahit peut-être en fait plutôt un refus de conséquences éthiques ou existentielles qu’elle semble induire. Or, de fait, règne souvent au nom des religions ou de Dieu une morale accablante du devoir, légaliste, auto-référentielle et peut-être névrotique et névrogène. Tout homme pourtant cherche le bonheur, la joie, le plaisir d’exister. Le désir humain moteur de toute entreprise sera-t-il toujours censuré, bridé, renié, refoulé par une référence à la transcendance? Le passif ne saurait être occulté. Il reste qu’une référence transcendante comme la morale chrétienne ne saurait être considérée comme forcément liée à ce qu’on lui fait dire, ou qu’elle dit elle-même depuis une date peut-être moins ancienne qu’on ne le pense. Albert Plé était convaincu des ravages séculaires provoqués par l’irruption des passions tristes en christianisme dès le quatorzième siècle, qui ne sont pas essentiellement inhérents à toute affirmation de la transcendance[43]. Mais il se pourrait que le mal soit plus ancien et remonte à l’influence ancienne du stoïcisme dès le troisième siècle[44]. La débat n’est pas aussi tranché, mais du moins peut-on dissocier, au moins en esprit, l’affirmation d’une transcendance des rigorisme moralisateurs et anxieux qui lui sont souvent associés, mais peut-être non intrinsèquement liés. Cela permet aussi de mieux situer le débat, qui porte sur la transcendance comme telle et non pas certaines conceptions morales, même récurrentes, liées à cette dernière.

 

TRANSITION : APPENDICE A LA TROISIEME PARTIE

DES PISTES TOUJOURS A SUIVRE ?

 

 

L’inventaire des positionnements qui se sont succédés et ont parfois coïncidé au fil de l’Histoire, permet d’avoir une vue panoramique, aussi sommaire soit-elle, sur les réponses que l’on peut proposer à cette interrogation fondamentale, non seulement théorique, mais chargée d’implications existentielles bien évidentes. Avant de poser de manière plus personnelle la problématique évoquée jusqu’ici surtout à partir des réponses données au long des âges, souvent contrastées et contradictoires, en guise de transition, nous voudrions évoquer trois pistes pouvant se dégager. Une piste n’est pas une réponse ou une solution, encore  moins une doctrine achevée ; une piste nous permet tout au plus de suggérer des chemins à prendre qui pourront nous mettre sur la voie, tracer une perspective dynamique, ouvrir un horizon.

 

 

1. Le christianisme comme humanisation du transcendant ?

 

 

Depuis des décennies, sinon des siècles, nous assistons à ce processus que Luc Ferry analyse fort justement comme l’humanisation du divin[45]. En fait, il s’agit d’une évolution de fond, très ancienne, et qui, d’un certain côté, est née du christianisme lui-même, lequel aurait, en un certain sens, trop bien réussi, dans la mesure où il incarne la religion de la sortie de la religion[46]. Cette lente et constante évolution traduit un “ processus de dissolution et de retournement de l’immémoriale emprise organisatrice du religieux ”[47]. Au-delà du caractère tout à fait paradoxal et étonnant de l’affirmation d’une religion qui s’accomplit en quelque sorte au travers même de son abolition, ou du moins qui porte en elle les germes de sa propre disparition, cette vision du christianisme comme entamant un processus d’écoulement de la religion présente déjà le mérite de faire de cet immense continent un élément dynamique, et ainsi de ne pas le réduire à un ensemble de sédimentations inertes prises alors comme des cibles privilégiées. Elle rend justice à la complexité d’un phénomène spirituel et culturel qui n’a rien de granitique. Elle suggère également qu’un écoulement du transcendant dans l’immanent constituerait une solution possible au conflit réel ou potentiel les opposant. Le christianisme témoignerait d’une intégration possible du transcendant dans l’immanence au travers d’un processus progressif, et sans doute parfois tourmenté. En effet, contenant les germes de ce devenir, le christianisme d’une certaine façon contiendrait déjà les germes de sa propre mort, comme - osons la comparaison - un virus mortel qui, entraînant la mort de sa victime, périrait avec elle !

 

 

C’est pourquoi, il faut sans doute nuancer cette thèse trop radicale : le christianisme contient certes en germe cette humanisation du transcendant, mais il sécrète également des anticorps pour éviter qu’elle n’aboutisse. Autrement dit, dans la mesure où il serait possible d’en hypostasier l’essence, il n’est point tant la religion de la sortie de la religion qu’une sorte de point d’équilibre recherché entre un abrupt de la transcendance relativisé mais non renié et une prise en compte de l’immanence comme assumée et ainsi accomplie par une transcendance qui s’unit à elle. Le génie du christianisme serait d’ouvrir une voie en se refusant à l’emprunter jusqu’au bout. Le transcendant descend de son piédestal mais pour autant ne perd rien de ses prérogatives. La sécularisation et l’athéisme n’exprimeraient pas alors un christianisme qui a trop bien réussi mais une sorte de dérive, en ce sens que le christianisme constitue une lancée qui se refuse à aller jusqu'au bout d’elle-même sans doute pour atteindre une sorte de point d’équilibre, un dépassement.

 

 

Nous reviendrons sur la cohérence et la spécificité de la réponse chrétienne au rapport entre immanence et transcendance, ou plutôt la ligne générale qui s’en dégage. D’emblée, même en refusant de faire du christianisme un simple dynamisme d’émancipation par rapport à une transcendance qui surplombe et écrase, force est de reconnaître que l’humanisation du transcendant, exprimée par l’incarnation et qui en découle, constitue bien une voie pour associer deux éléments aussi opposés. En effet, donner un visage plus humain à la transcendance elle-même - ce qui n’est pas sans susciter de redoutables problèmes métaphysiques, dont attestent les réactions du judaïsme et de l’islam, et leurs critiques à la théologie chrétienne[48] - constitue une tentative de rendre la transcendance (le transcendant) plus familière, et donc de la rapprocher de l’immanence.

 

 

Cette piste est suivie, avec bien des variations, depuis des siècles. Elle situe très différemment la transcendance et l’immanence, en les rapprochant au travers d’un lien qui est presque aussi un englobant, le concept d’humain. Désormais l’enjeu fondamental n’est plus deux dimensions, mais un existant concret et idéal à la fois, exalté et, dans une perspective théiste, relativisé d’un même mouvement. C’est en l’homme que le transcendant et l’immanence se croisent et se rencontrent sans se confondre. On ne saurait prétendre là trouver une solution miraculeuse donnée à l’ensemble des problèmes spéculatifs qui peuvent se poser. Par contre, un cadre de fond est posé, à l’évidence fécond, que l’on peut refuser et contester comme le fait Michel Onfray, mais qui constitue un horizon sur le fond duquel une argumentation peut, nous le verrons, se déployer. Son originalité consiste justement à penser la transcendance en fonction de ses résonances humaines, sans la réduire à elles. Donner un visage humain change certainement la prégnance affective de ce qui se communique alors ; sur le fond, reste à savoir si le compromis trouvé (ou le dépassement) ne relève pas d’une façon de marché de dupes, où, en quelque sorte, la transcendance est appréhendée comme … ce qu’elle n’est pas. En définitive, il convient de s’interroger, hormis la perspective théologique de l’incarnation, somme toute mystérieuse et difficile à penser, si du moins on l’accepte, sur la cohérence et le sérieux d’une humanisation de la transcendance qui ne soit pas sa transformation dénaturante de sorte qu’une référence à l’origine transcendante cesse subrepticement de l’être. 

 

L’historien de la pensée ne peut négliger les processus internes aux religions. Ainsi à l’intérieur même du catholicisme, certains, et non des moindres contestent l’autorité qui bride l’immanence, en particulier des théologiens comme Hans Küng[49]. Il y a toute une dynamique qui s’inspire de Vatican II et qui entend favoriser l’immanence créative et autonome, et cultive même l’utopie pour les Pontificats à venir[50]. Du côté de l’islam, Malek Chebel souhaite la promotion d’un islam des Lumières[51]. L’existence de tels courants, si elle force la sympathie, ne contribue pas à la solution du problème. D’une part, il n’est pas du tout certain que la version libérale d’une religion de la transcendance ne soit pas, en fait, une parenthèse destinée à se fermer assez vite[52]. Là encore, même à supposer que les religions de la transcendance se condamnent à l’intransigeantisme et à une relative exclusion de l’immanence, le fond du débat métaphysique n’est pas en cause. En effet, les religions pourraient très bien en réalité ignorer le vrai visage de la transcendance, alors même qu’elles défendent avec détermination la référence parfois obligée à celle-ci.  

 

 

Cette humanisation du transcendant est comme scellée par l’incontournable reconnaissance que la vérité est multiple. Il y a sans doute là un clivage très profond entre les tenants d’une conception moderne et les  nostalgiques de l’ancienne vision de la vérité. “Mais l’expérience de l’histoire révèle la vérité comme inévitablement multiple. Qui a peur avec Dilthey de l’anarchie des convictions répète encore une fois l’idéal monolithique d’un système unitaire : il demande à l’opposé de Boccace, de Montaigne et de Goethe, une vérité comme unité non vivante; il se lamente de ne pas la trouver. C’est (...) je proposerais (...) de ne pas oublier Boccace, Montaigne et Goethe, témoins de la vérité multiple ”[53].

 

 

En même temps, ce processus d’humanisation de la transcendance semble rencontrer des résistances. Plus encore, on assiste de nouveau à une “revanche de Dieu[54] : pensons à de nombreux courants en terre d’Islam ou même - sans bien sûr tout amalgamer - à des effets de retours religieux et moraux aux Etats-Unis. Nous ne pouvons ici entrer dans une analyse plus circonstanciée qui nous éloignerait un peu de notre sujet. Un peu seulement car en fait l’argumentation sous-jacente aux formes diverses et parfois antagonistes d’intégrisme et d’intégralisme religieux tient à la volonté d’affirmer fortement la transcendance contre l’autonomie de l’immanence, et les fantaisies du désir humain.  

 

 

En arrière-fond on peut deviner une autre question importante : celle de l’aspect social et communautaire de la référence à la transcendance. En effet, la religion de la transcendance n’est pas seulement marquée par un lien avec une source transcendante mais relie également les hommes entre eux, à partir de cette même source transcendante. Dans une certaine mesure justement le lien vertical est destiné à assurer la cohésion et la pérennité du lien horizontal. C’est pourquoi, lorsque l’homme entend fonder autrement le lien horizontal, de façon autonome par rapport à un éventuel lien vertical, c’est la conception même de la transcendance et de son éventuelle nécessité qui s’en trouve affectée. La réciproque se trouvant également vraie.

 

 

 

2. La philosophie pour subsumer la religion ?

 

 

A l’origine déjà, sans doute, la philosophie se présente comme concurrente des religions et engage une certaine sécularisation des doctrines du salut. La philosophie moderne pourrait être en grande part une sécularisation ou une rationalisation de la religion chrétienne[55]. La thèse a été développée clairement par Hegel et d’ailleurs nous livre peut-être une clé de sa propre pensée[56]. La philosophie ne caresse-t-elle pas aussi le propos d’assumer les questions religieuses sur un mode non religieux”[57]? La philosophie entretient certainement un lien ambivalent de continuité et de rupture avec la religion. Et ce dès l’origine, dans son rapport complexe à la pensée mythique[58]. Pour Jean-Pierre Vernant, la philosophie ancienne transpose en bonne part sous une forme laïcisée et abstraite (conceptuelle) les représentations de la religion et du mythe, sorte de pensée à l’état brut. Comme l’analyse fort justement Luc Ferry, “ il s’agit moins de rompre avec la religion que d’en réaménager les contenus, moins de faire table rase que d’en détourner les grands thèmes dans une optique nouvelle ”[59]. Bien plus tard, chez des auteurs pourtant peu suspects de vouloir exalter la transcendance contre l’immanence, comme Spinoza, l’influence religieuse, même corrigée ou infléchie, reste sensible[60]. La continuité permet aussi le tournant, aussi radical soit-il, mais à partir de la même route. Les questions anthropologiques prennent la place des réponses religieuses, le surnaturel s’éclipse, le mystère se dissipe grâce aux lumières de la raison, la délibération patiente de l’homme détrône l’oukase divin, et pourtant, à l’origine, de mêmes interrogations supportent la construction de l’édifice. En même temps, l’héritier est plus ou moins toujours un assassin et le philosophe un rebelle : “ ce n’est pas seulement le projet d’Aristote mais celui de toute la philosophie que de rivaliser avec les dieux pour la possession de la sagesse ”[61].

 

 

Au-delà du fait, il est loisible de s’interroger sur l’opportunité de donner comme solution à notre problème - un peu dans un sens analogue à celui des trois âges de l’humanité distingués par Auguste Comte (selon ce dernier, en effet, l’humanité a traversé trois états : théologique, métaphysique et positif)[62] - l’écoulement de la transcendance dans l’immanence de la philosophie. On peut sans doute, à la lumière du progrès des sciences humaines, reprendre cette objection à la thèse faite à Comte : “ ce que Comte a pris pour trois états successifs, ce sont bien plutôt trois modes coexistants de la pensée, correspondant à trois aspects des choses ; que le progrès consiste à distinguer de mieux en mieux ces trois aspects, perçus d’abord dans une sorte d’unité chaotique ; si donc il est vrai de dire que la physique (entendant par ce mot tout science), a commencé par être théologique, il serait tout aussi vrai de dire que la théologie a commencé par être physique, et la loi de l’évolution ne tend pas plus à évacuer la théologie que la science, mais à les purifier l’une et l’autre en les différenciant ”.[63] Dans cette perspective, la solution à la question du rapport entre transcendance et immanence serait diachronique et non point synchronique. L’évolution, naturelle en quelque sorte, de la pensée conduirait d’un âge théologique de la transcendance, à un âge philosophique de l’immanence. Le fait d’une coexistence de différents états à la même période ne contredit pas cette hypothèse dans la mesure où elle pourrait n’être que provisoire, imputable qu’elle serait en bonne part à la coexistence d’individus, de milieux, de sociétés et de cultures se trouvant à des stades d’évolution disparates. Le salut tend à devenir santé ; la perspective d’un bonheur futur au ciel laisse souvent la place à une éthique de soi dans les limites de ce monde, fut-elle mâtinée de considérations spirituelles. La philosophie donnerait à l’homme d’assouvir sa soif de sens et de spiritualité en prenant le relais des religions et en évitant de poser une transcendance réelle faisant face à l’homme et le dépassant.

 

 

Pour sophistiquée et plurielle que puisse être cette éventuelle solution, elle se résume en fait très facilement à un modèle très simple : l’absorption d’un des éléments dans l’autre. La philosophie remplace la théologie; la transcendance se dissipe dans l’immanence. A l’inverse, si l’on ne considère pas ce processus comme définitif et devant aller jusqu’au terme, il peut constituer un chemin de rencontre. De même que l’humanisation de la religion rend le transcendant plus familier, de même la reprise philosophique de la théologie ou d’une métaphysique de la transcendance nous rend également cette dimension plus familière et plus proche. D’un point de vue directement spéculatif, la question ne semble pourtant pas davantage résolue, car reste à savoir jusqu’où la transcendance abolie ou diminuée demeure la transcendance à concilier avec l’immanence à moins qu’elle ne devienne tout simplement autre chose, de l’ordre de l’immanence. Du point de vue existentiel, in concreto, il est indéniable que des références transcendantes deviennent plus familières et plus attrayantes lorsqu’elles sont humanisées, s’inscrivent dans un projet et un discours bien humains, se situent désormais dans un horizon davantage à notre mesure. Les questions qui ne manquent pas alors de resurgir seront les suivantes : que reste-t-il en elles de transcendant ? Comment concilier immanence et transcendance sinon en privant l’une et l’autre de leur nerf et de leur spécificité ?

 

 

Enfin, si d’une certaine façon la philosophie prend le relais de la religion et de la théologie, cela peut également signifier qu’elle retrouve sa dimension existentielle, sapientielle, spirituelle, sinon religieuse. Cette mutation des esprits, des disciplines et des discours peut en fait exprimer une histoire complexe et paradoxale. D’un côté, l’investissement intellectuel délaisse un registre d’expression et d’autorité qui fut le sien ; de l’autre, il se déplace (comme le relève déjà la citation de Luc Ferry) mais garde des accents semblables et des inquiétudes analogues. Le succès même d’auteurs présentant davantage la philosophie sous le mode existentiel, qui ne sont pas tous de « piètres penseurs » [64] - même si l’on peut s’irriter d’une médiatisation excessive et d’une quête discutable de reconnaissance et de succès [65] - constitue un phénomène assez significatif d’une demande, fut-elle implicite, adressée à la philosophie et aux philosophes. Pierre Hadot (La philosophie comme art de vivre, Paris, 2002) voit dans cette redécouverte d’une dimension première, antique, et jamais totalement occultée malgré tout, de la philosophie, que l’on peut qualifier de « parénétique », une chance à saluer et le signe d’un déplacement qui concerne bien notre problématique . Un moindre intérêt, malgré des effets de retour spasmodiques, passagers, et parfois inquiétants, des religions, pour une transcendance de type classique. Au contraire, la quête d’une spiritualité de l’immanence, de mystiques saisissantes mais libérées des sceptres imaginaires. « Le grand bleu » (1988), film à succès de Luc Besson, est comme l’illustration de cette mystique de l’immanence qui propose une grande plongée dans les profondeurs de l’immanence, la plus intense, la plus nouvelle, la plus riche.

 

 

3. Sentir et éprouver

 

 

La question que l’on peut à l’évidence se poser est de savoir jusqu’où le transcendant peut bel et bien être rationnellement pensé. Faut-il l’appréhender par l’intelligence ou plutôt par l’intuition ? Selon Henri Bergson[66], l’intelligence est réglée sur la matière, car elle recouvre une fonction essentiellement pratique. L’intelligence se présente d’abord comme une force de calcul et d’évaluation, dont la fonction était essentiellement liée au contexte concret environnant. Elle permettait de prévoir et de se mettre à l’abri du danger, d’élaborer des instruments de confort et d’abord tout simplement de survie. Elle est également fabricatrice : elle morcelle le réel pour le reconstituer. Au contraire, l’intuition, quant à elle, transcende largement les cadres clos et les cases. Elle est élan, mouvement, saisie de ce qui évolue et change. Elle conduit à un autre type de connaissance sans doute moins exhaustif, moins facile à traduire en mots, mais d’autant plus profond, et souvent subtil. Malgré le rôle essentiel de l’intuition, la civilisation a privilégié la fonction intellectuelle. La connaissance ne peut donc pas s’épanouir de façon satisfaisante et nous aboutissons très vite à des impasses. C’est ce cours des choses qu’il faudrait en quelque sorte inverser.

 

 

La saisie du transcendant ne relève-t-elle pas davantage, d’un sentiment, plutôt que de l’analyse rationnelle ? Ne faut-il pas réserver cette perception à l’expérience où non seulement l’on sait mais également où l’on goûte, où l’on savoure, dans l’amour et dans la joie ? Echappant à la prise rationnelle, ne se confondant pas avec le problème dont on peut faire le tour[67], le mystère nous conduirait sur une toute autre voie et le discours ne saurait en rendre compte[68].

 

 

L’impossibilité, ou du moins la grande difficulté, en définitive, à associer la transcendance et l’immanence en un propos rationnel et à l’intérieur d’un système satisfaisant, loin de mettre en cause leur complémentarité, nous invite plutôt à changer de terrain. Il ne s’agit plus de trouver une solution que l’intelligence peut énoncer et détailler mais de parier : en somme d’un acte de foi à partir duquel une avancée dans le mystère devient possible, même si en aucun cas, ce dernier ne peut être entièrement percé à jour. Les difficultés spéculatives autour de la question de la transcendance rendent ainsi indirectement hommage à la véritable nature de cette dernière et nous invitent à adopter une autre attitude. Cela suppose de concevoir plus largement la connaissance comme processus de saisie parfois complexe, intuitive, ne parvenant pas forcément à une explicitation claire ni à une justification rationnelle satisfaisante.

 

 

La voie mystique est bien différente de celle de la compréhension rationnelle, bien que cette dernière ne soit pas répudiée mais simplement redimensionnée[69]. Le sens du mystère n’est pas la dénégation de toute valeur à la rationalité. Des mystiques chrétiens comme Jean de la Croix furent d’ailleurs soucieux d’une formulation rigoureuse de leur doctrine[70]. Par contre, il suppose une reconnaissance des limites de la capacité de rendre compte par la seule raison. En ce sens, il cultive le raisonnable davantage que le rationnel. L’explication se fait plus humble et laisse la parole à l’évocation. Bien entendu, toutes les mystiques ne sont pas des mystiques de la transcendance, loin s’en faut. Néanmoins, il se pourrait bien que la notion même de transcendance ne révèle son sens et ne dévoile sa prégnance qu’au travers d’une expérience mystique. Edouard Leroy y a vu l’essence de la religion, au-delà des manifestations extérieures et des expressions doctrinales et dogmatiques[71].

 

 

La difficulté même à rendre compte de façon rationnelle tout à fait satisfaisante de la nature d’une éventuelle transcendance, et de son harmonie éventuelle, loin de nous acculer en quelque sorte à l’absurde, pourrait au contraire laisser planer le mystère[72]. Ce dernier, loin d’être incohérent et dépourvu de sens, est en fait trop lumineux pour nos yeux fatigués. De même que l’œil humain ne peut fixer le soleil sans devenir aveugle, ainsi un ordre de réalité et de vie supérieur s’impose à lui, l’éblouit, mais sans qu’il en puisse discerner les contours. Ce sens du mystère n’humilie pas forcément l’intelligence mais lui assigne des limites : il y a un seuil auquel duquel l’entendement humain ne peut avoir le dernier mot.

 

 

Cette troisième piste ne nous donne à l’évidence aucune solution théorique achevée à l’harmonie éventuelle entre immanence et transcendance. Au contraire : le problème semble plus opaque encore. Pourtant, à défaut d’un système intellectuel qu’elle présente comme illusoire, limité, sinon vain, cette piste nous incite à un changement dans notre recherche même. L’essentiel ne serait plus tant à prouver qu’à éprouver. Le problème cependant est que certains éprouvent tandis que d’autres en revanche n’éprouvent rien.

 

 

 

 

 

QUATRIEME PARTIE : EVITER L’IMPASSE

 

 

A partir de cet état de la question qui permettait déjà de bien distinguer les angles problématiques les plus saillants, il nous faut reprendre le débat de façon systématique et articulée. Nous le faisons indépendamment des contextes qui coloraient de telle ou telle manière les positions évoquées, et obligeaient le lecteur à une attention constante à la moindre nuance. A présent, nous nous intéressons de façon plus exclusive à une sorte d’épure des positions en présence, à des positions types, non pas forcément incarnées dans une pensée ayant vu le jour, mais au moins offrant comme une virtualité susceptible, en théorie, d’être adoptée comme position. L’intérêt de considérer ici davantage des idéaux-types que des positions avec toute la gangue, parfois superflue et même contradictoire, qui les entoure, réside en une plus grande commodité d’argumentation et une plus grande netteté dans la présentation. En général, dans la vie réelle, les postures sont rarement radicales et les compromis, parfois secrets, rendent moins précise l’analyse intellectuelle. A présent, nous désirons tracer comme des plans architecturaux afin de structurer un espace métaphysique que l’on pourra toujours ensuite remplir de la façon dont on l’entendra, avec des nuances et des concessions. Pour l’heure, il importe surtout de voir clair.

 

 

Nous entendons donc reprendre à nouveaux frais la problématique évoquée. Le parcours historique nous a permis de voir émerger postures et systèmes. Il s’agit, de façon plus pointue, d’en identifier les ressorts, les nerfs et les enjeux, non pas pourtant dans le souci premier de recomposer l’hypothétique cohérence des pensées auxquelles il est fait référence mais dans le désir d’avancer aujourd’hui, afin de mieux articuler d’éventuelles suggestions théoriques. Si l’art de la pensée suppose le respect des articulations, de même qu’un bon maître de maison découpe la volaille comme il convient, nous entendons dégager une ossature possible, pour incomplète qu’elle puisse être. Chaque affirmation s’imbrique alors dans une autre, qu’elle suppose, et renvoie à toutes les autres. Comme un enfant qui construit un château à partir de pièces disparates, nous entendons faire plusieurs constructions, pour en évaluer la solidité et l’harmonie, sans penser qu’une seule construction serait la bonne. C’est la crédibilité et la pertinence des réponses que nous entendons évaluer, loin de toute prétention dogmatique qui nous autoriserait à trancher de façon péremptoire en dernière instance. 

 

 

I. POSITION DU PROBLEME

 

 

Nous voudrions envisager là un dépassement du conflit, en évoquant d’emblée diverses voies envisageables. Nous le ferons certes en référence constante à l’Histoire, déjà balayée du regard précédemment. En traçant une ligne de partage entre l’immanence et la transcendance, pour vivre pleinement l’une et l’autre des dimensions.

 

        Ce souci historique ne nous interdit pas de dégager d’éventuels modèles qui, en fait, trahissent les pensées qui les inspirent, souvent complexes et parfois paradoxales. Très souvent, en effet, nous nous trouvons peut être davantage en présence d’étapes d’un itinéraire intellectuel inachevé, jamais totalement assumé, mais peut-être en partie dépassé. Beaucoup de livres philosophiques expriment l’état, situé dans une histoire, d’une pensée toujours inchoative, d’où l’importance, pour une juste interprétation, d’être attentif à la trajectoire qui s’y dessine.

 

 

En dernière instance, c’est l’ensemble même de notre vision de l’être qu’il nous faut sans doute repenser autrement. En faisant ou laissant peut-être émerger une nouvelle perspective,  à partir de laquelle les problèmes particuliers pourront être envisagés autrement. Comme si une façon de logique fondamentale préalable nous incitait à poser les questions de telle ou telle manière, logique qu’il faudrait tenter de réinventer, peut- être totalement. A moins que la vie elle-même ne puisse nous donner des enseignements que les mises en forme trop systématiques trahissent, édulcorent et compromettent.

 

 

1. Différentes solutions-types

 

 

Notre parcours nous a permis de dégager différentes solutions possibles au rapport entre l’immanence et une éventuelle transcendance. Ces solutions ne se dégagent pas toujours avec la même netteté, ni la même précision, loin s’en faut; parfois des pensées peuvent cohabiter l’une avec l’autre, ou passer de l’une à l’autre. Nous ne saurions négliger en définitive le caractère à chaque fois unique avec lequel est posée la même problématique. Nous dégageons certainement des réponses-types mais qui ne peuvent nous faire négliger l’ensemble des nuances envisageables, des recombinaisons peut-être parfois discutables, des compromis et des postures soudain intransigeantes, des situations complexes et des solutions paradoxales, comme autant de tentatives délicates de trouver un équilibre jamais atteint mais pour cela toujours recherché

 

 

La première d’entre elles, et non la moindre, consiste à les opposer de sorte qu’accorder quelque chose à l’une revient à affaiblir, à exténuer voire à nier l’autre. Nous avons tenté précisément de penser une alternative à l’alternative.

 

 

Une deuxième ligne, tranchée elle aussi, consiste à opérer une séparation très nette en délimitant des domaines de compétence bien définis, et en veillant à ce que les partages territoriaux soient bien respectés. Cette solution a un double mérite : elle évite ou limite les conflits; elle se refuse à tout repli sur une solution exclusive et partielle : ainsi elle tient les deux bouts de la chaîne. Cette solution n’est pourtant pas sans poser de problèmes. En premier lieu, son principe ne permet pas toujours de discerner dans telle situation, pour telle ou telle chose, ce qui relève de l’immanence et ce qui, au contraire, relève de la transcendance. La répartition ne sera-t-elle pas quelque peu arbitraire? En second lieu, il y a quelque chose de très inconfortable dans le fait d’habiter en somme une maison à étages où il n’y a pas d’escalier. On ressent l’opportunité d’une collaboration (pour paraphraser Jules Lachelier), mieux, d’une synergie, pour sortir d’une dichotomie au fond insoutenable.

 

 

La troisième solution envisagée consiste donc au contraire à souligner cette synergie, à poser la transcendance, à respecter aussi l‘immanence mais sans se contenter d’affirmer qu’il est possible de rester attaché à l’une et à l’autre, en un éventuel grand écart. L’intensification de l’immanence se présenterait ainsi comme le chemin même de l’avènement de la transcendance et de sa glorification. Cette dernière solution présente toutefois sa limite : si l’affirmation de la transcendance et celle de l’immanence vont de pair, où situer encore leur irréductible différence? Ne court-on pas le risque d’absorber purement et simplement la transcendance dans l’immanence intensifiée et se dépassant elle-même ? C’est, à notre sens, toute l’ambiguïté d’une expression comme “ la transcendance dans l’immanence ” (largement faite sienne par Luc Ferry [73]), qui pourrait signifier la fin de la transcendance elle-même au profit de la pure et simple immanence se donnant à elle-même des figures de sens et des modèles à respecter. On pourrait trouver une expression de cette vision de la transcendance sous la plume de Jean Wahl : “ l’homme est toujours au-delà de lui-même. Mais cet au-delà de lui-même doit finalement avoir conscience que c’est lui-même qui est la source de la transcendance ”[74].

 

 

Notons au passage que ces trois solutions peuvent inspirer par exemple des options philosophiques globales déterminant à chaque fois une vision du monde particulière. Ainsi, l’opposition irréductible entre immanence et transcendance peut-elle favoriser une pensée radicalement athée. Mais ces visions différentes du rapport entre transcendance et immanence peuvent également orienter diversement les théologies elles-mêmes. Ainsi, le premier modèle - celui de l’opposition - favorise les théologies verticales, les positions intransigeantes, sinon les intégrismes. Le deuxième modèle favorise en théologie une reconnaissance de l’autonomie relative des réalités terrestres. Le troisième va plus loin : dans une logique de l’incarnation, elle considère que l’honneur à rendre à la transcendance passe nécessairement par la libération des hommes, leurs luttes, leur humanisation. Il peut impliquer l’option parfois inavouée d’une réduction de la spiritualité au plan simplement horizontal.

 

 

2. Le sentiment d’une insatisfaction

 

 

En somme, les différentes solutions données à un problème, qu’elles situent chacune autrement, ne permettent pas de trouver une réponse entièrement satisfaisante au questionnement. Certes, elles offrent chacune différents avantages. Ainsi, la première comme la deuxième ont-elles le mérite de donner des contours précis. La première souligne cette sorte d’exigence interne aussi bien de la transcendance et de l’immanence à une forte reconnaissance. La deuxième les honore l’une et l’autre. La troisième les place en synergie, et unifie l’agir et la pensée, au moins dans l’idéal, car il n’est pas du tout certain dans le vécu concret qu’une harmonie de fond évacue sur les aspects particuliers tous points de friction. Même dans cette hypothèse “concordiste”, l‘économie concrète entre transcendance et immanence ne semble guère entièrement facilitée : une tension subsiste que l’on ose espérer féconde, mais qui pourrait aussi interdire définitivement au penseur de parvenir à un système qui le satisfasse. Faut-il d’ailleurs s‘en désoler ? La pensée, loin de se sédimenter en système, tend vers la synthèse : autrement dit, l’horizon de la cohérence s’impose à elle mais précisément comme un horizon. En d’autres termes, elle le vise mais n’y parvient pas sinon de façon asymptotique. La synthèse demeure donc ouverte; elle avance à tâtons, ébauche des constructions successives qu’elle dépasse toujours, soulignant parfois davantage tel aspect, parfois tel autre. L’équilibre de l’intelligence se présente peut-être un peu comme une sorte d’équation intégrale entre des dérives et des erreurs multiples, mais qui se compensent toujours plus ou moins. Ainsi, en histoire, le balancier prend-il son élan dans un sens, puis dans un autre. C’est l’ensemble de la marche de l’histoire et non pas simplement tel pan, même d’assez longue durée, qui réalise une sorte d’esprit absolu dans le sens hégélien[75]. Des périodes où la transcendance est exaltée dans toute sa pureté verticale font place à des périodes où, au contraire, l’imaginaire se désenchante, la dimension horizontale reprend le flambeau. La difficulté de l’entendement à saisir l’unité cohérente et l’harmonie entre transcendance et immanence ne compromettrait donc pas leur réconciliation spéculative et ultime, celle du concept, saisie de l’être avec lui-même dans la pensée. Au contraire, le besoin en quelque sorte spontané de compléter une affirmation par son contraire atteste plutôt d’une pensée en marche vers la totalité et qui n’y est pas encore parvenue, mais continue d’y tendre sans relâche, sans se satisfaire d’un aspect partiel. La limite de l’entendement, l’acculant à un auto-dépassement perpétuel, nous renvoie à une insatisfaction foncière, laquelle loin d’être frustrante et désespérée, aiguillonne sans trêve une intelligence toujours en route vers une plénitude qui la dépasse. Au travers d’une telle perspective, il n’est guère étonnant que le débat intellectuel puisse voir se succéder, synchroniquement et diachroniquement, des positions souvent très contrastées, permettant chacune à un aspect de la vérité intégrale de scintiller, mais, justement à cause de la limite même du point de vue, appelant aussitôt un complément contraire. Une synthèse, toujours imparfaite, toujours en devenir, se dégage lorsque les différents aspects partiels et contrastés s’unifient, s’associent autrement, de sorte que les antagonismes dialectiques se trouvent à la fois légitimés et surmontés. Ce que nous disons là vaut éminemment, nous semble-t-il, pour notre sujet. Paradoxalement la négation de la transcendance peut lui rendre service et permettre une affirmation plus authentique.

 

 

3. Un autre regard ?

 

 

Il nous faut aller plus loin. Notre parcours nous a sans doute permis de mieux situer l’immanence et la transcendance non comme deux exigences antagonistes mais plutôt comme deux dimensions complémentaires, même si l’équilibre des sommets qui est promis n’est pas atteint sans effort, ni difficulté, ni tension, ni souffrance aussi. C’est alors le visage même de la transcendance et de l’immanence qui se dévoile autrement à nous. La transcendance n’est plus pure extériorité verticale et contraignante, une sorte de “surmoi” qui nous empêcherait d’être nous-mêmes (même lorsque paradoxalement elle nous permet aussi de nous structurer et de le devenir) mais la dimension qui nous décentre, nous enrichit, nous conduit vers un ailleurs, en harmonie pourtant avec ce que nous sommes et que nous désirons, et sans aucunement nous amputer de la plénitude des gratifications présentes. Cette vision des choses est peut être pressentie, même si bien des nuances devraient être énoncées, pour éviter le piège de l’anachronisme, dans la synthèse de Thomas d’Aquin, et correspond peut-être à une certaine vision chrétienne du problème théologique de la nature et de la grâce[76]. En effet, la transcendance ne s’ajoute pas simplement de l’extérieur, comme un don surajouté qui serait plaqué de l’extérieur; elle enrichit de l’intérieur, surélève, accomplit, ouvre des horizons mais sans jamais contrarier, violer ou heurter l’immanence. Non seulement la transcendance et l’immanence ne sont pas rivales, mais il faut dire, dans cette perspective, que la transcendance vient fortifier et enrichir l’immanence sans pour autant, et ce point est également capital, que la transcendance ne se réduise à l’intensification de l’immanence dans son ordre propre et avec ses seuls moyens. L’irruption de la transcendance se caractérise par l’évènement et par l’avènement d’une réalité totalement différente, d’un autre ordre. Ainsi, l’immanence et la transcendance s’accomplissent de concert, en synergie, sans fusionner, même si en raison de la finitude qui est la nôtre, cette réalisation peut passer par des conflits à dépasser.

 

 

4. L’idée d’une “transimmanence”

 

 

Cette “synergie différenciée” entre transcendance et immanence nous conduit à un nouveau concept que nous voudrions proposer : celui de “transimmanence”. L’origine se trouve dans ce qui est transcendant, qui garde une sorte de primat absolu. L’immanence elle même est suscitée par la transcendance; mais non point pour rester en un lien de dépendance et de sujétion infantile ou servile. La transcendance appelle l’immanence, et veut son autonomie. C’est d’ailleurs tout le mystère de l’autorité, de la paternité. Il y a certes de multiples pathologies de l’autorité et de la paternité : celles qui écrasent, contraignent, étouffent, privent d’une autonomie légitime et libre. En ce sens, le meurtre du père est peut-être salvateur et nécessaire, comme au passage d‘une adolescence émancipatrice et somme toute incontournable. Paradoxalement, il permet ensuite au Père de devenir lui-même. La contestation violente de l’autorité conduit peut-être à la redécouvrir autrement, non pas par quelque effet de retour, comme si après s’être accordé une détente pour éviter la surchauffe on reconduisait à l’identique le processus initial, avec ses enfermements et ses abdications, mais comme la source de l’autonomie libre et d’une créativité nouvelle, inédite et indépendante, plus sereine, et acceptant différemment l‘autorité, sans la renier mais sans non plus lui donner une prégnance trop importante. 

 

 

En même temps, ce nouveau visage de la transcendance se distingue d’une pure transcendance dans l’immanence dont parle Luc Ferry. La transcendance dans l’immanence, en effet, n’est pas véritablement transcendance au sens où nous l’entendons ici. Elle exprime plutôt une sorte de dépassement d’un dynamisme par lui-même qui introduit une extériorité nouvelle, établie non par une quelconque différence ontologique extra-mentale, mais par le processus du jugement axiologique lui-même. Au contraire, la transcendance, telle que nous l’évoquons ici, se livre d’elle-même, avec sa consistance et son autonomie, son contenu irréductible et mystérieux à la fois. Elle nous précède et se donne à nous, non pas parce que nous la reconnaissons, car en réalité nous la reconnaissons parce qu’elle nous précède.

 

 

L’objection peut alors fuser : ne sommes nous pas tout simplement revenus à la case départ ? Ne s’agit-il pas tout simplement d’une restauration d’un édifice intellectuel et moral, après une longue échappée, mais circulaire en définitive, et peut-être vaine ? Nous aurions déblayé la route et écarté les impedimenta inutiles, les caricatures, les pathologies et les scories, mais sans véritablement avancer sur le fond. Il ne nous semble pas car la vision de la transcendance et de son rapport à l’immanence ainsi proposée entend bien intégrer les acquis du parcours et offrir ainsi une conception d’ensemble vraiment nouvelle, évidemment à l’état d’ébauche à perfectionner. Il nous faut aussi situer ce rapport dans le contexte de la modernité, de la postmodernité, ou de l’ultramodernité[77] que nous avons évoquées plus haut. En effet, l’affirmation de l’autonomie, positive, nous paraît incontournable de sorte qu’il n’y a pas à envisager un retour en-deçà, lequel serait non seulement difficilement possible mais qui plus est néfaste, constituant une régression de l’intelligence et de la volonté. Il nous faut donc préciser les conditions préalables à une nouvelle métaphysique de la transcendance.

 

 

II.     CONDITIONS POUR REPARLER DE LA TRANSCENDANCE

 

 

Nous nous permettons de baliser un sentier possible au travers de plusieurs panneaux indicateurs. Nous les traiterons successivement. Nous pourrons alors en conclure que l’affirmation simultanée de la transcendance et de l’immanence n’a peut-être rien à voir avec un pur et simple retour ni à une impossible théocratie, ni même à une pensée du fondement qui tend à ligoter les initiatives créatrices, dans le domaine axiologique, et à réduire les harmoniques de l’être à un herbier d’essences mortes. Il s’agit d’ouvrir la voie à autre chose, dont les traditions religieuses et métaphysiques portent déjà d’une certaine façon le sceau, mais que, malgré leur génie et leur grandeur, elles pétrifient peut-être, et essentialisent, avec le risque surtout de tendre à limiter le plus possible l’autonomie véritable des sociétés et des individus.

 

 

1. Eviter le piège des représentations

 

 

La condition initiale pour penser à nouveaux frais la transcendance suppose de ne pas la confondre avec des représentations grossières ou perverses[78], avec le visage sévère et écrasant que les religions ont pu quelquefois lui prêter, même si leur richesse symbolique présente également des aspects beaucoup plus riches et variés [79], avec les interdits sévères, par exemple en matière sexuelle, épiphénomène peut-être, mais dont l’aspect repoussant et l’impact psychologique ne sauraient être minimisés, d’autant plus que leur versant humanisant n’est pas toujours compris. Une approche apophatique semble d’emblée indispensable. La transcendance en caricature cesse d’être transcendante. Ce point peut sembler évident mais il ne l’est guère dans les faits. Dans le Traité d’athéologie de Michel Onfray, par exemple, qui recense avec brio de nombreuses impostures théologiques, ou subodorées telles, le défenseur d’une transcendance verra plutôt d’épouvantables déformations du sens authentique d’une transcendance. La critique des religions (y compris interne par une théologie éclairée) doit déblayer le terrain. Elle ne présume cependant pas pour autant que l’affirmation en soi de la transcendance reste hors de toute critique et de toute interrogation.

 

 

La transcendance n’est saisie qu’au travers du filtre de nos représentations, comme ce qui les dépasse absolument, mais s’y reflète également. Autrement dit, la situation de l’esprit humain est assez paradoxale : d’un côté, il doit se défier de ses représentations qui trahissent leur objet intentionnel; d’un autre, il ne peut se passer d’elles. De même que dans le livre de l’Exode, l’auteur est comme contraint de mettre en garde contre l’anthropomorphisme au moyen d’un anthropomorphisme, lorsqu’il dit qu’on ne voit Dieu que de dos (Ex 33,23). L’essentiel est de ne pas être dupe. Ne serait point inenvisageable de passer ainsi sereinement d’une représentation de l’entendement à une autre, en les critiquant à chaque fois, sans pour autant jamais s’en satisfaire.

 

 

2. Ne pas mélanger les niveaux

 

 

La transcendance n’est pas rivale de l’immanence puisqu’elle se situe à un autre niveau. Il faut pourtant aller plus loin et reconnaître comme d’authentiques valeurs fondamentales l’autonomie et la liberté. Affirmer une transcendance n’est moralement acceptable qu’à la condition de poser en même temps l’autonomie libre de l’être humain. Sur ce point, un défi redoutable est lancé à tous les défenseurs de la transcendance, et en particulier aux religions. Un contre-exemple pratique rendrait bien entendu moins convaincante toute argumentation théorique abstraite, suspecte alors d’être bien oiseuse. 

 

 

L’idée d’un dessein transcendant imprimé par un être lui-même transcendant, qui constitue l’un des corrélats fréquents de toute affirmation de la transcendance, dans un cadre explicitement religieux ou simplement métaphysique, exige en particulier de ne pas être confondue avec simplement la somme de tout ce qui advient. Un dessein de ce type se réalise au travers et surtout par-delà le jeu des contingences variées. En définitive, la transcendance nous dissuaderait de concevoir une sorte de “coup-à-coup” comme si tout ce qui arrive était en quelque sorte directement voulu. Cette idée, on le devine,  susciterait de nombreuses objections, à commencer par le caractère souvent contradictoire de ce qui advient, et par la redoutable objection du mal. Par contre, si le dessein transcendant englobe et dépasse l’entrelacs des nécessités et des contingences, incluant une part de hasard sans doute, de « non voulu », mais au service d’un projet d’ensemble qui laisse du jeu mais exprime bien in fine une intention, il ne contredit pas l’affirmation de noble liberté et n’impose pas une sorte de déterminisme total[80]. L’action directrice de Dieu inclut le jeu de la contingence.

 

 

En tout cas, ce sont les représentations trop spatiales qui peuvent nous égarer. L’immanence n’est certes pas un rez-de-chaussée et la transcendance un premier étage ! De même que lorsque je désigne l’entité “Université de Paris”, je ne désigne pas un bâtiment à côté des autres mais plutôt l’entité morale à laquelle se rattachent, bien entendu, les différents bâtiments[81]. La transcendance semble irréductible à la somme des éléments de l’immanence, sans quoi elle se réduirait justement à la pure immanence, mais ne peut être conçue comme un simple ajout, une cerise sur le gâteau ou une flèche de plus sur la cathédrale déjà achevée de l’immanence, comme celle rajoutée au dix-neuvième siècle à Paris par Viollet-le-Duc. D’une certaine façon, la transcendance, pour ne pas s’évanouir en autre chose qu’elle-même, ne saurait être quelque chose de semblable aux choses du monde, même si elle est déclarée les informer, les intégrer, les accueillir en son sein et s’incarner en elles. Qui dit “incarnation” d’ailleurs, postule quelque chose (ou quelqu’un en théologie) qui prend chair, en venant d’ailleurs. Sinon, il n’y a plus d’incarnation : nous sommes au plan de la pure immanence, quand bien même celle-ci se déploierait dans la diversité des êtres du monde, mieux de la nature. En effet, évoquer une transcendance suppose toujours de la distinguer de l’immanence, aussi riche que puisse être cette dernière. Il va de soi, nous y reviendrons, que l’on peut envisager une spiritualité s’émerveillant de la profondeur et de la densité de la nature ; pour autant, on ne saurait alors parler de transcendance, au moins en toute rigueur de termes.

 

 

La transcendance ne doit pas apparaître, nous l’avons déjà souligné, comme rivale de l’immanence : elle sera donc à un autre niveau. Une métaphysique de la causalité constituera alors le chemin à emprunter. Selon Gilson [82], l’ensemble de la doctrine de Thomas d’Aquin tend ainsi à honorer une transcendance véritable, qui se déploie au travers de la causalité seconde de l’immanence, et non pas en concurrence. Au plan métaphysique, cette distinction entre causalité première et causalité seconde nous semble bien entendu fondamentale. La cause première suscite de l’intérieur la causalité même de la causalité seconde, mais non en ce sens que cette dernière serait une cause inexistante, futile, purement occasionnelle. Ainsi nous échappons à toute forme d’occasionalisme qui exténue la causalité seconde pour n’en faire que l’occasion d’une action directe de la cause première. La cause première et la cause seconde ne sont pas « causes » au même sens du terme. Or, notre intelligence limitée ne parvient à concevoir la causalité qu’au travers de nos causalités secondes. Elle échoue à vraiment saisir la causalité première sinon en ses effets. En même temps, nous sommes toujours renvoyés à la causalité première et à son omniprésence... discrète. Toujours nécessaire pour fonder de l’intérieur toute efficience seconde, créée, elle s’efface pourtant devant cette dernière, lui laissant son autonomie relative. Ainsi, c’est le feu qui chauffe réellement l’eau, et non Dieu sous le signe du feu[83]. L’exemple n’est pas seulement anecdotique : un monde autonome, pour le pire comme pour le meilleur, finit par se dégager, même si la source ultime et toujours nécessaire est sans cesse réaffirmée.

 

 

Une telle métaphysique gravite donc autour d’un double axe : d’une part, une dépendance radicale et permanente du monde envers une source transcendante; d’autre part, une consistance propre du créé, du monde, jamais niée ou phagocytée. En ce sens, paradoxalement, non seulement la transcendance ne concurrence pas l’immanence mais elle la fonde dans sa virtualité propre.

 

Cette créativité propre de l’immanence, fondée de l’intérieur, mais se déployant librement, pourrait trouver son expression la plus forte, la plus belle et la plus suggestive dans l’art qui traduirait à sa façon, en acte, l’harmonie entre « immanence » et « transcendance ». Dans la création artistique, l’agir humain parvient à son sommet. En même temps, paradoxe significatif, l’artiste se sent comme dépassé par ce qui advient au travers même de son talent et de son travail. Mozart aimait dire : « je ne sais pas qui compose ma musique, en tout cas ce n’est pas moi ». La création artistique, si elle n’offre pas une improbable solution théorique à notre problématique, pourrait être néanmoins ce lieu où la transcendance et l’immanence se rencontrent mystérieusement dans l’étincelle de l’art.  Un lieu qu’il faut habiter, et renoncer à expliquer.

 

 

3. La transcendance alliée de l’immanence

 

 

Il faut non seulement penser la transcendance comme conciliable avec l’autonomie de l’immanence, mais compléter encore cette affirmation en présentant cette transcendance comme suscitant et stimulant le déploiement créateur, libre, autonome de l’immanence. Autrement, il n’y aurait pas synergie mais tout au mieux juxtaposition et indifférence, ce qui d‘ailleurs ne semble déjà pas si mal, puisqu‘il n‘y aurait pas opposition ou rivalité. En somme, la transcendance, sans cesser d’être elle-même, favoriserait et catalyserait l’intensification d’une immanence qui ne lui fait pas ombrage.

 

 

On peut en effet toujours estimer que l’expérience religieuse, sous ses formes les plus variées et parfois les plus difficiles à regrouper sous une appellation unique trop générale, bride l’homme, lui impose une contrainte, diminue sa puissance d’exister, mais qu’elle suscite également parfois l’effet contraire. La référence à l’autorité divine légitima l’opprobre frappant les comédiens; d’un autre côté, elle stimulait également le travail des artistes. En ce sens, les positions de Michel Onfray, comme tous les réquisitoires, demanderaient un examen critique : sur le fond, il est évident que la référence à un Dieu transcendant a pu favoriser la répression des mœurs et la police des âmes; c’est incontestable. D’un autre côté, sans vouloir forcément réhabiliter par ailleurs le christianisme, du moins si cela a du sens de l’hypostasier ainsi en un tout très homogène dans son contenu assertorique, une référence transcendante, relève l’historien René Rémond, a pu également contribuer au progrès de l’humanité[84]. On trouverait certainement des arguments dans un sens comme dans l’autre, car un phénomène complexe suscite probablement des effets variés et parfois contradictoires.

 

 

Nous voulons simplement noter l’ambivalence  éventuelle des grands continents de sens et la diversité des effets induits. De même qu’une personne peut s’avérer complexe et multiple, de même, et sans doute a fortiori, en va-t-il d’un mouvement de pensée, d’un héritage spirituel. Une référence peut susciter enthousiasme ou répulsion, éveiller l’estime de soi ou inciter à des postures négatives, en fonction de l’interaction parfois imprévisible et contradictoire. Le débat est singulièrement compliqué, mais également enrichi, par ce constat, quant à lui fort simple, du caractère polymorphe et contrasté des références qui hantent nos vies et nos destinées. On ne choisit pas forcément de croire ou de ne pas croire pour des raisons symétriquement opposées. Deux adhésions à telle philosophie, à telle spiritualité, à tel mode de vie peuvent en fait être l’une et l’autre édictées par des motivations différentes ou opposées. La même référence en soi est toujours assimilée par le sujet en fonction de son histoire, de son désir, du transfert qu’il opère, des mentalités de départ toujours sous-jacentes. Le psychologue belge André Godin a montré fort justement combien, dans les destinées des personnes, une même référence religieuse et spirituelle pouvait produire des fruits variés, stimuler ou contraindre, éveiller ou étouffer[85]. Les blocs granitiques eux-mêmes tendent souvent à se fissurer de sorte qu’en leur sein des espaces parfois originaux et déconcertants peuvent voir le jour. C’est pourquoi, indépendamment de la question de l’interprétation historique correcte d’un mouvement de pensée, au-delà même des critères posés par ses gardiens de la juste compréhension d’une doctrine, une certaine marge d’orientation permet sans doute de situer une référence de telle ou telle façon. Il nous semble indispensable, sans ici revenir sur ce que serait en soi une religion de la transcendance chimiquement pure en son essence, de poser comme condition à une nouvelle affirmation de la transcendance la perspective d’une intensification de la vie de l’homme et non point de son exténuation. Il s’agit là d’un choix en quelque sorte a priori.

 

 

Prétendre défendre une possible affirmation de la transcendance suppose donc que cette dernière puisse idéalement, même si parfois ce n’est hélas pas le cas, favoriser la libération et l’intensification de l’immanence, puisse produire un fruit moral positif. Sans doute, dans les situations concrètes et au sujet des enjeux concrets, les choses se présentent beaucoup moins clairement : une certaine contrainte ne contribue-t-elle pas au bien intégral de l’homme ? Une limitation à un certain égard ne favorise-t-elle pas une croissance à d’autres ? Une relative frustration peut contribuer à éduquer le désir qui redoute peut-être davantage l’illusion de la satiété. Sur le fond pourtant, un humanisme conséquent s’accorde mal avec une humanité concrète volontairement rabougrie ou diminuée. L’affirmation de la transcendance voit sa crédibilité compromise dans la mesure où sa vertu humanisante n’est pas mise en relief.

 

 

4. Au-delà de la pensée du fondement

 

 

La nostalgie du fondement ne cesse de hanter les mentalités et les cœurs. Pour justifier les jugements de valeur, ou pour légitimer ultimement la portée de la connaissance, ne devrait-on pas poser un fondement ultime ? Sans nous consacrer ici à l’examen détaillé et circonstancié des différentes tentatives - ou tentations, qui sait ? - d’en revenir à un fondement, c’est-à-dire à supposer que les réalités de l’immanence appellent quelque chose qui les supportent et les causent, les légitiment (surtout en morale), nous nous contentons pour l’heure de formuler trois observations.

 

 

Primo, faire d’une transcendance le bouche-trou de nos ignorances par incapacité d’accepter l’incertitude constitue une attitude discutable et fragile. En effet, qui peut exclure que l’inconnaissable par la raison devienne un jour connu, et ne se révèle tout différent ? Secundo, le fondement échappant par définition à la prise, puisqu’il est transcendant, comment prétendre que l’inconnu fonde le connu ? Tertio, faire d’une transcendance un fondement consiste à lui faire remplir un rôle, à le situer dans une fonction par rapport à l’immanence. Or, la transcendance n’est-elle pas de l’ordre du gratuit, du superflu, comme la beauté ? « La raison d’être de la rose c’est la rose » dit Angelus Silesius[86].

 

 

Enfin, nous serions tentés d’ajouter que poser un fondement semble renvoyer le questionnement à l’infini - qui fondera le fondement ? A moins, peut-être, de voir justement dans le fondement une réalité échappant à la catégorisation finie, ce qui nous ramène à la deuxième difficulté. En tout cas, la voie consistant à remonter du contingent au nécessaire, du fondé au fondement, ne nous paraît pas la plus fructueuse pour envisager une possible transcendance. En outre, le risque concret de priver les valeurs de leur autonomie en invoquant un fondement transcendant n’est pas à négliger.

 

 

III. CHEMINS DE TRANSCENDANCE

 

 

Après avoir en quelque sorte posé le problème et après avoir évoqué les conditions d’une affirmation crédible et positive d’une éventuelle transcendance, risquons-nous à accomplir un pas supplémentaire. Essayons par différentes voies d’ouvrir un horizon de transcendance. Cela suppose, au demeurant, une évaluation critique de la suggestion avancée.

 

 

1. Répondre à la finitude et à la mort

 

 

Notre idée de la transcendance se fonde sans doute sur un pressentiment (qui n’est pas une simple croyance mais une sorte d’intuition) d’une plénitude, d’une beauté, d’une vitalité ou d’un amour en permanente surabondance par rapport au dynamisme de l’immanence, marquée toujours, qu’on le veuille ou non,  par l’entropie, condamnée à mort. C’est le butoir de la mort qui constitue le point d’ancrage de la possibilité d’une transcendance. Si je suis destiné à mourir, irrévocablement, je considère que les limites de l’immanence finie sont absolument infranchissables, qu’aucun autre ordre de réalité, de vie ou d’amour ne m’assure une éternité éventuelle. Qu’il faille intensifier la vie constitue une invitation urgente et magnifique. Pour autant, même la vie la plus intense reste vouée à la disparition. Des sagesses nous proposent de renoncer à espérer, nous invitent à nous résigner à disparaître, à accepter une mort qu‘en vérité nous ne rencontrons jamais : tant que nous sommes en vie, et conscients, la mort n‘est pas là; au contraire, lorsqu’elle sera là nous serons morts[87]. Cette option propose une sagesse que nous n’avons pas ici à évaluer, encore moins à réfuter. Pourtant, le butoir de la mort creuse en nous le désir et peut-être le pressentiment d’une dimension qui la dépasse.

 

 

En somme, nous pourrions conclure par la possibilité offerte d’une reconnaissance de la transcendance, non pas au bout d’une démonstration, d’une mise en évidence s’imposant à tous, précisément car Dieu n’est pas de l’ordre de l’étant, d’une essence, mais rayonne par l’amour[88]. Tout ce qui contrarie le déploiement libre, joyeux, et pourquoi pas “jubilatoire”, terme qui agrée tant à Michel Onfray, relève des pathologies et des parasitages. Nietzsche, sur ce point, nous donne une leçon indépassable. Avant-dernière pourtant, et non parole ultime, car en de tels hauteurs il faut craindre une réponse enfermante et exclusive qui serait le malheur de la question, et notre malheur peut-être. Les arrière-monde brident, exténuent, phagocytent, tuent la vie. Une transcendance redécouverte devra être non juxtaposée, comme un méchant doublet, mais à la fois ici et ailleurs, présente et plus grande. Ce n’est pas un autre monde comme le nôtre qui se superposerait à lui. C’est plutôt une dimension de ce monde irréductible à sa finitude, et pour le théologien, à sa  dimension créée ou si l’on préfère naturelle. La référence célèbre au mythe platonicien nous égare : ce monde présent est le seul réel - et non pas le reflet du vrai monde idéal. En même temps il ne se ferme pas sur lui-même mais tend vers un achèvement, un sens, une existence, une beauté, un amour plus grands, accomplissement qu’il ne peut se donner par la seule intensification de son immanence mais qui advient autrement. Sans pour autant qu’une telle dimension ne concurrence ou ne veuille étouffer la vitalité splendide et solaire qui traverse nos immanences, sinon en raison, peut-être, d’une pulsion de mort qui s’insinue, mais à laquelle le sens de la transcendance ne nous semble nullement réductible. Au-delà des voies décapantes de l’apophatisme, l’ouverture ne cesse de se creuser à nouveau. Nous avons modestement tenté, non de la justifier, mais pour le moins d’envisager son harmonie avec l’affirmation de l’autonomie, héritage précieux et incontournable des Lumières. Nous refusons d’ailleurs d’en rechercher quelque hypothétique nécessité en humiliant l’immanence, ou même, plus simplement, en pointant les limites de ses activités et de ses déploiements.

 

 

2. Par rapport à l’immanence

 

 

Avant de tenter de penser cette éventuelle transcendance, interrogeons-nous sur sa signification différentielle par rapport à l’immanence, en reprenant nos modèles possibles déjà évoqués plus haut. Nous excluons le schéma de la rivalité, de la concurrence ou de l’antagonisme. La transcendance et l’immanence ne sont pas en train de mener un combat forcené dont l’une pourrait ressortir victorieuse au détriment de l’autre. Plus encore, sans doute, elles pourraient l’une et l’autre se juxtaposer, se compléter, chacune ayant en quelque sorte son espace propre de déploiement et de souveraineté. Cette position rejoindrait celle de Dante évoquée plus haut. Elle présente l’avantage de ne rien sacrifier, elle s’adapte volontiers aux méandres des destinées existentielles, étant sans doute vrai que la part consacrée à l’une et à l’autre sera variable selon les individus, selon aussi l’étape où ils se trouvent dans le chemin de la vie, selon les vocations, et peut-être les tempéraments, et autres conditionnements indéniables. L’inconvénient néanmoins d’une telle position tient à ce qu’elle n’articule pas suffisamment les deux dimensions.

 

 

L’idée d’une instrumentalité de l’immanence au service de la transcendance présente l’avantage considérable d’articuler l’une par rapport à l’autre. Nous dépassons donc la pure juxtaposition pour enfin envisager la synergie. La limite de la conception de l’immanence comme instrument de la transcendance réside précisément dans la sujétion ainsi posée. Même sans parvenir à expliciter par le menu le “comment” effectif d’une telle articulation, cette hypothèse de l’instrumentalité favorise une vision unitive. Au prix de l’autonomie de l’immanence ?

 

 

Il y a certainement une autre manière de poser la synergie : non au travers d’une quelconque « ancillarité » (l’une étant la servante de l’autre), mais plutôt dans l’idée selon laquelle la transcendance se déploie en quelque sorte dans la vitalité de l’immanence, au travers même de cette dernière. L’idée chrétienne d’incarnation peut favoriser cette vision. Au fond, l’immanence continue et poursuit la transcendance; elle en incarne dans ce monde l’actuation éternelle par une mise en acte progressive. Cette vision articule ainsi étroitement la transcendance et l’immanence, au point que l’on doive et puisse dire que la première se vérifie dans l’intensification de la seconde. Une objection importante peut alors être ainsi formulée : que reste-t-il finalement de transcendant, si la transcendance même s’immanentise? La transcendance ne serait-elle qu’une façon d’envisager un processus vivant et créateur qui relève en fait de l’immanence, et d’elle seule ? Ce modèle qui en vient à tant articuler transcendance et immanence qu’elle les identifie, sinon les confond, se heurte alors à une double mise en cause opposée. Pour les uns, il s’agit de sauver la transcendance d’un processus d’immanentisation qui pourrait lui être fatale, miser en sorte sur l’abrupt du vertical. Maurice Clavel en donna jadis une illustration[89]. A l’inverse, d’autres pourront se demander s’il ne faut aller jusqu’au bout de ce phénomène d’absorption, quitte à reparler de transcendance, mais en fait dans un autre sens, comme un dynamisme d’auto-dépassement de l’immanence[90]. Malgré peut-être des apparences contraires, au plan métaphysique, en toute rigueur, l’idée d’une transcendance de l’extérieur s’incarnant dans l’immanence - processus descendant - et celle, à l’opposé, d’une transcendance en fait immanente et donc jamais extérieure mais ascendante, sont séparées par un abîme. Il se peut que nous nous trouvions là devant l’un des plus grands choix personnels de l’existence autant que de la pensée, inapparent dans sa radicalité peut-être, se dissimulant derrière la similitude d’un consensus autour d’une insistance un peu vague sur l’idée d’ “humanisation”, mais néanmoins profond et incontournable.     

 

 

Précisons encore les choses : nous avons vu que la transcendance ainsi conçue devait en premier lieu être conçue sous le mode apophatique. Autrement dit, pour la situer, il est nécessaire d’emblée de dire ce qu’elle n’est pas.

 

 

3. Voie apophatique

 

 

Elle ne constitue certes pas une duplication du monde présent, un arrière-monde idéalisé, un univers idéal d’essences figées et marmoréennes. Elle n’est pas non plus tout simplement une sorte de dynamisme interne de la nature qui serait en quelque sorte extériorisé par la fascination qu’il exerce sur nos esprits ébahis par un mécanisme illusoire de projection. Nous voyons plus loin que cette compréhension de la transcendance la dissout en immanence pure, quoique riche et multiple. Notre sensibilité moderne et ultra-moderne répugne à toute sorte d’allégeance mettant en péril la liberté, l’autonomie, la création des valeurs et des modes de vie. Or, précisément, une transcendance véritablement transcendante ne se résume aucunement à une sorte de sur-moi accablant et insupportable. Elle n’a rien d’une censure accablante et permanente, d’un oukase interdisant de vivre et de jouir. La véhémence des critiques de Michel Onfray pourrait alors viser précisément une fausse conception de la transcendance, même si sans doute toute conception de la transcendance s’avère inadéquate à ce qu’elle cherche à penser. Le fait que des traditions religieuses comme le monothéisme offrent certainement prise, parfois tout au moins,  à de telles critiques et favorisent de si redoutables vulgates ne peut signifier pour autant que la transcendance comme telle présente toujours les traits qu’on lui prête bien généreusement et sans doute abusivement. Des représentations patriarcales et arbitraires de la transcendance n’en constituent alors que la déformation, parfois pathétique. On devra donc se refuser vigoureusement à légitimer, au nom d’une transcendance, des discours répressifs ou faussement consolateurs, humains, trop humains. La redécouverte éventuelle de la transcendance ne saurait donc faire l’économie d’une critique des discours théologiques et religieux, non pas pour obtenir un illusoire résidu chimiquement pur, mais plutôt pour ne pas interrompre un processus permanent, inlassable, vigilant et insatisfait de remise en cause et de recherche d’une vérité à trouver, toujours différente et toute autre. Le conflit avec la modernité autonome conduit spécialement à séparer la transcendance des sédimentations passées de son invocation, ainsi que des conservatismes défensifs, comme si une transcendance bien comprise était menacée (par exemple par la liberté accrue des hommes). La transcendance ne se réduit pourtant pas davantage à une simple exaltation des oeuvres créatrices de l’homme ou à des convictions caritatives. Elle n’est pas la seule vitalité de l’immanence saluée dans ses fruits savoureux ou séduisants. En même temps, l’un des critères retenus pour reconnaître la transcendance sera aussi sa discrétion, sa distance, sa réserve. Elle ne concurrence rien ni personne, ne jalouse pas, ne s’impose pas avec fracas pour se frayer une voie de conquête. Au contraire, elle relève presque du secret, de l’impalpable, du mystérieux, et semble comme profanée par les expressions théâtrales, arrogantes ou belliqueuses qu’elle peut susciter à son insu. Elle supporte mal les étendards et les revendications.

 

 

La transcendance ainsi invoquée répugne à entrer dans quelque catégorie de l’être que ce soit. Elle ne se réduit pas davantage à n’être qu’un processus axiologique, un sentiment d’émerveillement ou d’exaltation, à n’exprimer que les attachements et les sacralisations de l’homme et des sociétés. Il y a en elle une sorte de nouveauté radicale qui échappe à toute prise et se refuse à toute réification et à toute confusion avec quelque “étant” que ce soit. Notre esprit en porterait la nostalgie et sans doute l’empreinte. En même temps, cette transcendance en excéderait toujours la capacité réceptive. L’expérience en donnerait le sentiment ou au moins le pressentiment; la transcendance en elle-même n’en resterait pas moins profondément mystérieuse. Elle ne se prouverait pas ; tout au plus s’éprouverait-elle en ses effets et en ses traces. Peut-être dans l’évènement d’un passage. Sous le voile de l’inexprimable.

 

 

4. Une transcendance incarnée

 

 

Le christianisme entend faire un pas de plus et affirme, sur l’autorité d’une Révélation religieuse sacrée, que Dieu transcendant est venu habiter l’immanence : tel est le sens théologique décisif du dogme de l’incarnation. On peut certainement, comme le firent Hegel et Feuerbach[91], interpréter autrement ce pivot théologique de la foi chrétienne, comme l’expression aliénée peut-être de l’identité même de l’homme, portée à tort à l’extérieur. Cette explication pourrait inciter à penser un autre christianisme, excluant la transcendance. Pourtant, sans entrer dans une recherche approfondie, il semble clair que pour le plus grand nombre de chrétiens, sans même parler des autorités religieuses, l’incarnation est bien celle d’un Dieu par ailleurs préexistant et transcendant. L’originalité, par rapport à une pensée purement verticale de la transcendance, est que la transcendance vient réellement habiter l’immanence sans se dissoudre en elle. D’un point de vue métaphysique il y a certainement là une proposition fascinante, mais aussi peut-être hallucinante. Il paraît acquis que le christianisme, s’il se veut vraiment dans le prolongement de cette intuition, ne cherchera plus la transcendance dans la fuite de l’immanence mais au cœur de celle-ci. Cela favorise une autre manière d’articuler la transcendance et l’immanence, non seulement plus respectueuse de cette dernière que des pensées uniquement verticales de la transcendance mais également soucieuse d’une forme d’achèvement global et intégral où le plus humain et le plus divin se côtoient. Une telle dynamique pourrait même devoir se détacher nettement des formes variées de “séparation”, visant à dégager un pur, un sacré et un saint qui ne résiderait pas au cœur même de l’immanence. En ce sens, il y aurait peut être lieu d’envisager un paradoxe chrétien : une pensée de la transcendance qui renverse en quelque son hégémonie pour la resituer et restituer autrement. C’est une tâche qui incombe éventuellement aux théologiens. En même temps, si le christianisme historique a bel et bien succombé, au fil des âges, à la tentation de diminuer la puissance d’exister, comme le soutient Nietzsche, il constituerait alors un courant protéiforme comme marqué par un clivage intérieur insurmonté entre deux dynamiques en conflit : l’une qui exalterait la créativité, l’autre qui, au contraire l’exténuerait. Il y aurait bien un nihilisme interne qui traverserait les pensées chrétiennes[92]; pour autant, il ne faudrait pas négliger une dynamique contradictoire d’intensification et de célébration de l’immanence. Si une telle hypothèse devait être corroborée, il n’est pourtant pas certain qu’elle constituerait vraiment un argument apologétique très convaincant, dans un sens ou dans un autre d’ailleurs. Un courant de pensée, frappé d’un clivage interne aussi flagrant, pourrait exprimer l’impasse d’une aporie inévitable en raison du caractère absurde de l’incarnation chrétienne et des tentatives d’unir ce qui reste éloigné. Mais aussi, la promesse lointaine d’une synthèse supérieure non encore advenue,  qui se donne pourtant à attendre par la tension même vers un horizon non encore rejoint. Nous ne faisons là qu’effleurer la question immense d’une éventuelle interprétation philosophique globale du christianisme, comme entreprit de le faire jadis un Henri Duméry, impossible à traiter présentement. Notons simplement l’affrontement probable entre qui estimera que le christianisme ne pourra s’élucider, en quelque sorte, qu’à l’intérieur de lui-même, à la lumière d’une intelligibilité interne qui suppose d’y entrer et qui, au contraire, estime que de l’extérieur il convient de déjouer une redoutable illusion d’optique. Illusion d’optique que pourrait être au bout du compte l’idée de transcendance elle-même.       

 

 

Dégageons encore plus précisément, toujours en admettant l’hypothèse d’une transcendance, des voies d’accès vers elle, qui sont aussi pour le chrétien des voies d’accès « d’elle vers nous ».

 

 

Une métaphysique de la charité semble particulièrement bien située pour nous donner un avant-goût de cette transcendance. L’amour semble toujours marqué par une part d’excès, par une démesure, une sorte de folie qui fait éclater les cloisons de la rationalité ordinaire, d’une morale sage du juste milieu. Il y a dans l’amour un feu qui consume la sagesse, pour atteindre peut-être un autre plafond de réalité et de vie, ou mieux encore des cieux sans plafond. Une authentique “métaphysique de la charité[93] ne peut-elle nous conduire à une transcendance véritable, impalpable, indescriptible et pourtant surréelle pour les yeux de l’amour ? C’est, en tout cas, une voie ouverte. Nous devinons des sommets déroutants et exaltants à la fois. Ne peut-on avoir au moins l’intuition d’un ordre de réalité qui nous dépasse par le haut et qu’illustre d’une certaine manière la passion de l’amour, même celle de la chair (nous pensons à la transfixion de Thérèse d’Avila par le Bernin, à l’Eglise Santa Maria della Vittoria à Rome) ? 

 

 

IV VOIES A EVALUER

 

 

Sans doute, une telle métaphysique postulant une transcendance réelle traduit-elle une belle cohérence intellectuelle. Sans l’ombre d’un doute, elle prétendait exprimer bel et bien l’être même des choses, non une hypothèse purement abstraite. C’est là où, pourtant, une critique peut s’opposer : en effet, pourquoi doubler l’être en deux ? Pourquoi poser un créateur incréé ? Pourquoi ne pas envisager un seul monde ? Les raisons religieuses d’un tel choix sont bien connues. Elles tiennent au monothéisme qui sépare nettement Dieu, souverain du monde, de ce dernier. L’argumentaire métaphysique déployé, par exemple les cinq voies vers un Dieu transcendant peut faire l’objet de critiques. L’idée d’un monde dépendant d’un être suprême extérieur à lui connaît des difficultés. Certes, une sorte de perfection qui serait plus ou moins immanente à la nature, une intelligibilité rationnelle admirable peuvent fasciner des savants comme Einstein. Sommes-nous pourtant là en présence d’un Dieu transcendant ? Depuis Hume ou Russell[94], la mise en cause de la vision métaphysique de la causalité rend certainement plus incertaine la voie ascendante de la théologie naturelle qui remonte de l’effet à la cause.

 

 

1. Le chemin du savoir

 

 

On peut aussi envisager comme chemin vers l’affirmation d’une transcendance le sentiment, ou même la conviction intellectuelle, qu’un fondement s’avère nécessaire à l’édifice du savoir et de l’intelligence.

 

 

On sait la place qu’occupe Dieu chez Descartes : première, et en même temps comme reléguée aux prolégomènes surmontés. Dieu est le fondement de l’édifice cognitif, la garantie pérenne de la vérité des jugements, le socle de la raison vivante et rigoureuse. Kant lui-même suppose en arrière-fond de l’ensemble de sa théorie de la connaissance un point de vue de Dieu, celui de la totalité, comme horizon sur lequel s’inscrit notre activité rationnelle[95]. Disons-le d’emblée, il nous semble en un certain sens effectivement indispensable d’envisager, au moins comme une sorte de fiction de l’intelligence, un point de vue de la totalité de la connaissance, comme l’asymptote indispensable à une véritable visée intellectuelle, qui assume, justifie et relativise en même temps les différentes connaissances intellectuelles. Quant à savoir de quel ordre de réalité relève cette pensée parfaite du tout, pur horizon que l’esprit se donne à lui-même ou profondeur encore insoupçonnée, qui pourra le dire de façon ultime et définitive ? Par contre, parler de la pensée d’un Dieu transcendant relève peut-être là d’un saut que rien n’interdit sans doute, mais que rien n’établit non plus comme nécessaire ou même justifié. Certes, les choix pourront être différents en fonction de la vision métaphysique sous-jacente. On pourra alors d’autant plus se demander si l’argumentation en faveur d’un fondement transcendant loin de se dégager en quelque sorte d’une recherche scientifique n’illustre pas plus simplement un choix initial, une vision préalable, “créationniste” [96]et parfois religieuse. On peut aussi se demander si la finitude actuelle de notre connaissance ne nous conduit pas avec raison au recours à un ”Deus ex machina”, à une référence salutaire, à une science plus élevée qui sera celle de Dieu lui-même. L’obscurité du monde inciterait notre regard à deviner une lumière transcendante. Il y a aussi l’idée que la rationalité scientifique n’épuise pas - et peut-être n’épuisera jamais, contrairement aux espoirs du scientisme qui est en fait une... croyance - toute la palette du mystère. L’insatisfaction de notre intelligence susciterait comme un appel de l’intérieur vers une plénitude supérieure, transcendante. L’inconnaissable actuel pourrait bien ne pas être l’inconnu de demain. Fonder une référence à la transcendance sur l’échec d’aujourd’hui - outre que se déguise un raisonnement inductif assez fragile (il y a jusqu’à présent toujours eu des échecs, donc il y en aura toujours, glissement d’un constat à une extrapolation infondée, comme dans l’exemple des cygnes de Karl Popper[97]) - constitue une option moralement déprimante pour l’intensification de la puissance rationnelle. L’humiliation soulignée de nos impuissances peut en effet nous conduire à une triple issue : le désespoir, avec la conviction que jamais l’on ne s’en sortira ; le désespoir surmonté par le recours à un secours extérieur et mystérieux ; l’espoir enfin d’avancer encore et encore vers une connaissance plus grande et plus globale. Un croyant comme tel a certainement le droit d’espérer qu’une lumière transcendante vienne l’éblouir après la nuit. Un philosophe, même s’il est aussi croyant à titre personnel, peut-il se satisfaire d’un tel abandon, d’une abdication, de la cession de son patrimoine à une autre autorité que le sienne ? Dit autrement, renoncer à espérer de futures conquêtes de l’intelligence pour asseoir sur cette résignation un recours discutable à une transcendance “bouche-troude nos ignorances constitue certainement une douche froide pour l’enthousiasme intellectuel du philosophe, dont la grande sagesse en définitive serait d’accepter son échec ! Le scientisme, c’est-à-dire la prétention au fond d’épuiser les secrets de la rationalité au travers d’un seul type d’approche intellectuelle montre ses grandes limites. Les observations d’un Heidegger, et déjà du Husserl de la krisis, relativisent les ambitions d’un type d’approche de la réalité et du monde[98]. En même temps, les traditions religieuses peuvent - ou ont pu - être tentées de court-circuiter la recherche scientifique, de donner des réponses qui ne relevaient pas de leur compétence, sur l’évolution des espèces ou sur les mouvements du ciel. Il y a des degrés du savoir et des niveaux de compétences, à ne pas mélanger en un bouillon indistinct et étrange. Autant certains grands savants eux-mêmes se sont aventurés parfois largement hors des limites de leur discipline pour extrapoler des affirmations qui relevaient davantage d’une interrogation philosophique, sur l’existence de l’âme ou le hasard dans l’évolution[99], autant le philosophe - et a fortiori le religieux - auraient du mal à prétendre nous livrer une sorte d’explication définitive de ce qui reste inconnu, en vertu de la “technique de l’intervalle”, propre aux religions, selon Eugène Dupréel[100]. En effet, la distance entre le connu et le connaissable, non pas ce que nous pouvons raisonnablement espérer connaître, mais vraiment la perfection de la connaissance, peut-elle, d’un point de vue philosophique, justifier pour son dépassement une référence aléatoire à la transcendance ? Les prétentions rationalistes, souvent humiliées par des épistémologies très critiques et relativistes[101], se retourneraient-elles contre elles-mêmes par ce recours faussement salvateur à une transcendance ?

 

 

Les éventuels différents champs de rationalité, vérifiant et honorant des exigences déontologiques diversifiées, ne sauraient être confondus. Nos recherches sur les médiévaux nous ont fait voir que les grands esprits de ce temps, d’Averroès à Thomas d’Aquin, de Siger de Brabant à Dante, dans des proportions et selon des modèles certes différents, ont veillé à accorder une autonomie plus ou moins grande, l’exercice relativement libre d’une raison indépendante, avec une référence transcendante. Le respect de la consistance spécifique des degrés du savoir était pris en compte. Sans bien sûr prétendre accorder à ces modèles historiques qui s’inscrivent en des horizons mentaux bien différents du nôtre, d’ailleurs sans doute plus éclaté (sans nier pourtant la complexité et la pluralité des blocs intellectuels médiévaux), une pérennité qui nous les présenterait comme à reprendre tels quels aujourd’hui, nous pouvons néanmoins en tirer peut-être une leçon : celle de l’indépendance des chemins de la raison (au-delà des positions particulières sur l’existence, le monde ou Dieu). Un consensus pourrait ainsi sans doute se dégager autour d’une autonomie reconnue des diverses compétences épistémologiques et des déontologies propres à des disciplines différentes. Une « séparation des Magistères » comme la souhaite Stephen Jay Gould peut ainsi rassembler des esprits différents dans leur choix (ou non-choix) métaphysique[102]. Les impostures intellectuelles comme l’obligation de suivre une interprétation fondamentaliste du livre biblique  de la Genèse en science[103] ou le lyssenkisme jadis[104] peuvent être dénoncées sans exclure pour autant, par voie de conséquence obligée, toute référence à une transcendance. La question n’en demeure pas moins celle de l’élaboration d’une sagesse intégrale. La condition initiale d’un tel projet restera pourtant de toute manière un refus de tout confusionnisme initial.

 

 

L’enjeu va pourtant plus loin. La question n’est pas seulement d’une compatibilité entre le point de vue de la rationalité immanente et celui d’une transcendance, de la complémentarité envisageable ou non entre des savoirs d’autorité différente, d’une élévation de la capacité immanente de connaître dans son ordre propre, thèse thomiste mise en lumière par Etienne Gilson en particulier[105]. Il s’agit de se demander si véritablement un socle initial est indispensable ou, au contraire, superflu. Plus encore, si fondement il doit y avoir, sera-t-il posé par la raison ? Mais dans ce cas c’est le serpent qui se mord la queue : ce qui est à fonder légitimerait le fondement [106]! A l’inverse, poser un fondement dont l’autorité ne serait pas légitimée par la raison revient à poser l’arbitraire ou la croyance comme base. Qu’il y ait certainement dans tout savoir une part de croyance sinon de pari (par exemple pour une explication scientifique plus « esthétique » et « imaginative » comme le faisait Einstein[107]) ne veut pas dire que le choix subjectif, la conviction religieuse ou politique fondent la raison : tout au plus en orienteront-ils certainement la recherche, rempliront-ils une fonction heuristique, même précieuse, mais pas fondatrice. La raison ne se fonde que sur elle-même; ce qui ne signifie pas qu’elle s’arroge une toute puissance par rapport à d’autres formes de connaissance éventuelle (la foi, l’imagination). La condition de l’autonomie de la raison est que sa propre lumière suffise à la fonder. D’ailleurs, la question n’est peut-être plus tellement de savoir ce qui fonde la raison, s’il y a besoin d’un fondement, mais plutôt comment exercer sa raison véritablement, sans tomber dans les pièges de l’illusion et de l’erreur. Il se pourrait d’ailleurs que tel soit l’un des points les plus saillants de la philosophie de Wittgenstein qui en assure également l’impact[108].

 

 

L’héritage des Lumières nous semble d’ailleurs double à cet égard : esprit d’autonomie, d’émancipation et de liberté, il refuse dans l’ordre rationnel la sujétion à une autorité transcendante; en même temps, comme l’a analysé John Rawls dans sa “’Theory of Justice[109], il n’est plus besoin de s’entendre en morale sur une théorie du bien pour envisager la justice ; de même mutatis mutandis, on peut penser qu’il n’est plus nécessaire d’avoir une théorie ultime du vrai pour exercer sa raison : l’avancée des sciences en donne chaque jour confirmation. Ceci ne veut pas dire qu’une interrogation métaphysique de fond sur la véritable nature du bien ou du vrai perdrait tout intérêt; mais cela signifie pourtant qu’elle ne constitue pas un préalable obligé à la raison pratique et théorique, dont au contraire elle pourrait entraver l’envol en posant comme condition de lancement que soit tranchée une question décidément bien indécidable.

 

 

2. Le chemin éthique

 

 

Il ne nous semble donc ni nécessaire ni opportun d’envisager la transcendance comme un fondement obligé de la connaissance rationnelle. La transcendance serait-elle un postulat impératif de la morale ? Cette autre question se pose. Une morale sans transcendance, sans référence à une normativité supérieure qui l’institue et la légitime est-elle seulement possible? La question traverse même les tenants d’une morale athée comme le fait remarquer Jeannette Colombel, pourtant longtemps proche des positions de Jean-Paul Sartre : “ L’interrogation est bien de savoir s’il peut y avoir une “morale concrète” sans transcendance objective des valeurs et sans loi universelle, dont le seul critère est la création subjective de valeurs et leurs réalisations à la façon dont l’artiste crée sans modèle transcendant des oeuvres d’art ”[110]. En même temps, l’absence éventuelle d’une réponse positive à cette question permet-elle de justifier le recours impératif à une transcendance ou ne nous invite-t-elle pas plutôt à orienter autrement notre recherche, vers une pratique de l’éthique ayant renoncé à une justification théorique ultime ?

 

 

L’un des problèmes posés par la référence à une transcendance qui fonderait la pensée éthique, et l’arracherait à l’arbitraire, tient à la difficulté de donner un contenu précis à la morale qui en découlerait. Ainsi, les morales religieuses se fondent-elles toutes sur un Dieu législateur. Pour autant, le contenu de cette législation peut varier : au sujet du prêt à intérêt, de l’homosexualité, de la régulation des naissances, du rôle de la femme, de l’obéissance aux pouvoirs établis, etc. Des conflits opposent les théologiens moralistes lors même qu’ils sont d’accord sur le point de départ. Romulus et Remus avaient bien commencé par se mettre d’accord avant que le premier ne s’oppose au second et ne le tue. On n’obtient certes pas une maison entière simplement en creusant des fondations. La suite ne va pas de soi. Le fait d’invoquer la référence ultime pour justifier une position morale pourra être jugé arbitraire et être contesté même par ceux qui cultivent la même référence. La diversité des vues développées, pourtant au nom d’une même transcendance, le risque de confondre un point de vue absolu avec un tabou historique tendent à rendre inutile et incertaine la référence à un fondement transcendant, lequel, à supposer qu’il soit réel, ne semble pas pouvoir nous dispenser des délibérations incertaines quant au contenu même de ce qu’il paraît impliquer. Sans aucun doute, en pure théorie, une référence transcendante nous arrache à nos points de vue arbitraires, mais l’indécidabilité quant à l’existence et plus encore quant au contenu de cette normativité transcendante compromet totalement cet éventuel bénéfice. Qu’une référence transcendante, interprétée d’une certaine manière, puisse servir de pivot à une morale particulière ne fait pas difficulté. Pour autant, est-il légitime d’étendre un choix particulier en en faisant une théorie de maximes universelles ? Si quelquefois la transcendance est revisitée, c’est-à-dire qu’un point de vue immanent bien relatif est défendu en son nom, se parant des plumes du paon, qui saura discerner ? Ne faudrait-il pas mieux alors fonder la morale sur le sujet libre, responsable, généreux, mais incertain et fragile ? Cette morale sans doute un peu décevante pour qui cherche surtout une solution certaine, qui n’évite pas les faux pas, par sa modestie et son refus d’absolutiser ses propres choix - et éventuellement ses propres errances de jugement - serait celle de l’honnête homme qui pratique une vertu dont il ne sait trop le fondement, dont il devine pourtant l’harmonie, la grandeur et l’agrément. Une morale non infaillible s’assume alors comme telle, mais renonce à un prétendu fondement qui en fait ne résout aucun problème concret... et en suscite de nouveaux. La citation précédente de Jeannette Colombel, loin finalement de nous conduire à un bloc granitique transcendant, nous oblige peut-être à une morale de l’incertitude, du choix, de la création de soi et de l’amitié avec les autres. Vaste programme en vérité. Montaigne se trouve donc inscrit à l’ordre du jour, pour qui toute entreprise philosophique ne saurait jamais être que de l’ordre de l’essai[111]        

 

 

3. Le chemin esthétique 

 

 

La voie vers la transcendance par l’affirmation d’une nécessité d’un fondement de la morale et d’un fondement de la connaissance semble compromise. Ne peut-on pas alors emprunter la voie esthétique, qui n’enferme pas, mais ouvre ? Kant l’a mis en évidence (même si chez lui il s’agit du jugement du goût et non de l’“esthétique” au sens où il l’entend, à savoir la théorie de la sensation) avec ses jugement réfléchissants, qui se distinguent des jugements déterminants en tant que le particulier est subsumé sous un universel inconnu et mystérieux, et non pas sous un universel posé d’avance[112]. L’ordre esthétique, en effet, n’a rien de la contrainte répressive de l’ordre moral. Il flatte davantage le désir et l’attrait.

 

 

Cette voie esthétique vers la transcendance n’a rien d’une déduction ou d’une induction de l’ordre de la causalité efficiente. Elle relève plutôt d’une sorte de sentiment interne, qui ne ressort point d’un pur caprice ni pourtant d’une sorte de conviction intellectuelle que l’on pourrait étayer par des preuves. Il y a sans doute une proximité entre le sens du beau et le sens du sacré[113]; et plus encore lorsque le jugement porte sur le sublime qui a quelque chose d’effrayant par l’excès même qu’il exprime. La différence peut-être avec le sens du sacré est que ce dernier consiste en une sorte de cristallisation de ce pressentiment dans des réalités ou des symboles précis. La transcendance, devinée à partir du sens esthétique, du jugement du beau, consiste plutôt en une présence, un parfum, une atmosphère mystérieuses dont vestiges et stigmates sont inscrits dans la réalité sensible certes mais qui ne ressemblent en rien néanmoins à ce qui les évoque et les chante. Peut-être s’agit-il d’une expérience proprement mystique plutôt que religieuse. Néanmoins nous l’associons étroitement à l’expérience esthétique en ce sens qu’il naît à partir de la saisie sensible du bien, pour s’en détacher. La beauté sensible rend hommage à une autre beauté. Cette vision, développée aussi par une pensée religieuse contemporaine[114], est en somme également en sympathie avec Platon et le platonisme, sans doute pour s’en inspirer, même si elle se refuse souvent à trop hypostasier ce qui est pressenti, savouré parfois en idées aux contours substantiels bien nets. Cette transcendance relève plutôt de l’inexprimable, de ce qui est toujours plus grand et plus beau, de ce que rien ne peut enfermer et surtout pas la catégorie d’étant. On se rapproche là plutôt des intuitions de Maître Eckhart [115]pour qui, en un certain sens, Dieu n’est pas.

 

 

En somme à partir de la beauté sensible, nous nous rapprochons d’une approche plus mystique de la transcendance qui marque d’ailleurs la structure même de notre esprit. Il se pourrait là que nous touchions finalement au noyau métaphysique de la pensée de Saint Anselme[116]: l’idée même de perfection,  nous associerait à un ordre de réalité différent, à une autre densité de l’être. Lors de l’expérience d’une beauté accueillie (ou suscitée au travers de l’acte créateur), quelque chose, mais qui n’est pas “quelque chose” justement et qui se dérobe à toute prise, se donne à nous et nous décentre en nous élevant. Nous sommes loin de la pensée du fondement autant que des “arrière-monde”, tant ce qui est éprouvé diffère d’une sorte de duplication du monde présent.   

        

 

4.  Un premier bilan

 

 

En définitive, pour beaucoup d’esprits, la transcendance suggère en général un vis-à-vis de type moral qui nous arrache à l’arbitraire de nos délibérations subjectives centrées sur elles-mêmes. Cette normalité suprême et souveraine viendrait fonder et en même temps limiter l’agir humain. On voit mal comment la liberté de l’homme, son autonomie créatrice, pourraient ne pas s’en trouver au moins bridées par cette contrainte surplombante qui l’assigne à résidence dans des limites plus ou moins étroites d’ailleurs.     

 

 

De ces différentes réductions de la transcendance à autre chose qu’elle, nous devons tirer des leçons. En effet, la voie apophatique permet certes de voir ce que la transcendance n’est pas, mais, en même temps, de discerner une part de vérité contenue dans une position critiquée. Chaque erreur contient toujours une part de vérité, sans laquelle elle n’exercerait aucun attrait. Ainsi, les verticalités abruptes ont-elles le mérite de nous décentrer, de nous inciter à regarder au-delà de nous-mêmes, à ne pas nous satisfaire en quelque sorte de nos réussites, de nos connaissances ; les conservatismes, même figés, ont aussi ce mérite de nous enrichir d’un héritage prestigieux et de nous arracher à l’illusion d’être les premiers à penser, à vivre, à inventer, car nous sommes des nains juchés sur les épaules des géants; les horizontalismes nous gardent des arrière-monde, de la dévalorisation de l’immanence dans des stratégies psychologiques et sociales de fuite ou de négation mortifère de soi-même ; les athéismes, même très virulents comme sous la plume de Michel Onfray[117] nous provoquent à nous garder de tous les pièges nombreux associés aux représentations aliénantes de la transcendance. Cette “voie négative”, loin donc de nous décourager, réfute et accomplit en même temps les erreurs partielles et partiales. Elle favorise un sursaut d’intelligence et d’authenticité morale et existentielle. Paradoxalement, une référence forte à la transcendance peut déjouer aussi des totalitarismes sécularisés antagonistes en démystifiant leur prétention à l’absolu. Nous pensons au rôle des croyants contre le totalitarisme nazi ou stalinien.

 

    

Un aspect important, déjà évoqué au départ de notre parcours, doit être à nouveau évoqué. L’harmonie métaphysique entre transcendance et immanence dans l’absolu, ne semble pas toujours se vérifier dans l’existentiel concret, dans la vie morale toujours singulière et inachevée, dominée par les passions diverses, en sachant que l’homme réel et concret ne se présente en rien comme une abstraction pure, ignorant les mouvements fluctuants du désir, les emballements de certaines passions, les paralysies et les peurs. La tension entre transcendance et immanence, à supposer que dans l’abstrait il n’y ait pas d’opposition foncière, sera-t-elle pour autant vraiment féconde ? Ne peut-on au contraire penser qu’elle épuisera celui qu’elle traverse en finissant ainsi par exténuer malgré tout son immanence ? Cette objection n’est sans doute pas proprement métaphysique, dans la mesure où la tension entre immanence et transcendance ne tiendrait pas à ce qui les constitue spécifiquement mais à la finitude de notre esprit, et aux limites de notre psychologie concrète. Cette objection à l’affirmation d’une transcendance renvoie à sa véritable nécessité : réelle ou pas. En effet, si la transcendance comme telle semble nécessaire, par exemple pour fonder un ordre de réalité, si d’un autre côté elle s’avère la condition sine qua non[118] d’un progrès d’humanisation, on pourra légitimement se consacrer à cet effort de “tenir ensemble les deux bouts de la chaîne”. Si, par contre, d’autres approches moralement moins coûteuses pouvaient éclairer autrement l’existence humaine, ne faudrait-il pas les envisager en priorité plutôt que de s’épuiser en un grand écart de virtuose désespéré ?

 

 

Il semble difficile à nier que l’homme éprouve très profondément en lui-même le sens de quelque chose de plus grand, de plus beau, qui le précède, le devance et le dépasse. Manifestement, et l’art se révèle particulièrement éloquent à cet égard, nous percevons du mystère, de l’insoupçonné, de l’inexplicable, de l’irréductible. La faiblesse des diverses visions matérialistes de l’existence, encore proposées aujourd’hui par André Comte-Sponville et Michel Onfray[119], tient à ce qu’elles tendent à absorber le plus par le moins, à nous acculer, nonobstant des parenthèses jubilatoires, au néant et au désespoir. Sans doute, le matérialisme constitue un message libérateur et démystificateur, en tant qu’il nous libère de la peur, de la culpabilité qui étouffe, de la sujétion qui écrase. En même temps, on peut craindre qu’il n’ampute l’homme des dimensions essentielles de son désir, qu’il ne rende l’univers pâle et froid, qu’il ne proclame qu’un message à court terme, avant une mort inéluctable, qu’il ne rabote les points d’émergence de l’humanité et de la culture, qu’il condamne au non-sens et à l’absurde.

 

 

Avouons-le : ces difficultés que suscite, pour nous, un matérialisme très affiché et très inclusif, nous dissuaderaient d’y adhérer au moins comme à une vision définitive et globale de l’existence, de notre destinée, et du monde. Pour autant, il ne fait pas de doute que son rasoir critique constitue souvent un outil précieux pour déjouer les pièges d’idéalisations indues. Par ailleurs, l’hétéronomie abrupte et peut-être aliénante d’une transcendance ne la rend-t-elle pas irréductiblement « inutile et incertaine » ? Ne convient-il pas en définitive de poser le problème tout autrement, en particulier au travers d’autres cadastres conceptuels et d’autres termes suggestifs comme celui d’émergence, en prenant conscience du conditionnement intellectuel qui est le nôtre ? Tel sera notre ambition dans cette cinquième et dernière partie, la plus personnelle aussi.

 

A suivre

 



[1]                 L. ELDERS, Les citations de saint Augustin dans la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin, in Doctor communis, (1987) 115-167.

 

 

 

[2]                 E. GILSON, Pourquoi Saint Thomas a critiqué Saint Augustin ? rééd., Paris, 1986.

 

[3]                Sur son intention générale : J.-P. TORRELL, Initiation à Saint Thomas d’Aquin. Sa personne et œuvre, Paris-Fribourg, 1993 ; J.H. WEISHEIPL, Frère Thomas. Sa vie, sa pensée, ses œuvres, tr. fr., Paris, 1993.

 

[4]                F. VAN STEENBERGHEN, Siger de Brabant d’après ses œuvres inédites. II. Siger dans l’histoire de l’aristotélisme, Louvain, 1942 ; F-X. PUTALLAZ et R. IMBACH, Profession : Philosophe. Siger de Brabant. Paris, 1997.

[5]                 Paradis, X, 136.

[6]                 Dante et la philosophie, rééd., Paris, 2002.

[7]                 L. FEBVRE, Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Paris, 1942. En substance, Lucien Febvre estime qu’on ne saurait parler d'athéisme à cette époque, encore imprégnée de religion. Rabelais a été cordelier et curé de Meudon. Par ses libres propos apparemment hérétiques et scandaleux, il ne fait que participer d'un esprit du temps. Il s'inscrit dans un mouvement humaniste plus intérieur à l’Eglise que face à elle. Ceci étant, nous voudrions souligner qu’une trajectoire est bel et bien en train de se dessiner.

 

[8]                 F. BERRIOT, Athéismes et athéistes en France au XVIe siècle, Lille, 1976.

 

[9]                 Ibid., 265.

 

[10]               J.S. SPINK, La Libre Pensée française de Gassendi à Voltaire, tr. fr., Paris, 1966.

 

 

[11]               SAINTE-BEUVE, Port-Royal, rééd., 1995, II, 281. Lire les pages 281-284.

 

[12]               Cité par G. MINOIS, op. cit., 244.

 

[13]               J. MESLIER, Oeuvres de Jean Meslier, éd. J. DEPRUN, R. DESNE, A. SOBOUL, Paris, 3 vol. 1970.

 

[14]               A. ROBINET, Dom Deschamps. Le maître du soupçon, Paris, 1994.

 

[15]              Cf. O. BLOCH (éd.), Le Matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine, Paris, 1982 ; R. DESNE (éd.), Les Matérialistes français de 1750 à 1800, Paris, 1965.

 

[16]               O. BLOCH, Le Matérialisme, Paris, 1985; A. COMTE-SPONVILLE, L. FERRY, op. cit., 84 présente ainsi le matérialisme : « une pensée dont l’axe principal est le refus radical de toutes les figures de la transcendance ».  

 

 

 

[17]               B.PASCAL, Pensées, § 233, éd. L.BRUNSCHVICG, Paris, 1939.

 

[18]               J. DANIELOU, Scandaleuse vérité, Paris, 1961.

 

[19]               M. SCHOOYANS, L’Evangile face au désordre mondial, Paris, 1997, préface de J. RATZINGER, III.

 

[20]               K.RAHNER, cité par G. MINOIS, op. cit., 537.

 

[21]               J. GIRARDI, cité in L’Athéisme dans la vie et la culture contemporaines, Paris, 1967, I, 171. Citons H. KUNG, Dieu existe-t-il? Réponse à la question de Dieu dans les temps modernes, tr. fr. H. ROCHAIS, Paris, 1981, 395 : « La théologie doit éviter de récupérer l’athéisme en le traitant comme une foi en Dieu « qui s’ignore ». La conviction de l’athée doit être respectée, et non pas éliminée par la spéculation. Comme si leur athéisme n’était pas véritable, comme si leur non-foi était malgré tout une foi, et les athées des gens qui croient en Dieu secrètement ». La tolérance passe par le respect de la position de l’autre saisie de son point de vue à lui.

 

[22]               Titre librement repris de C. FABRO, Introduction à l’athéisme moderne, tr. fr. d’A. GRENIER, Sillery, 1999, 769.

 

 

 

[23]               G. VATTIMO, « Eloge de la pensée faible » in Magazine littéraire. Le Nihilisme, 279, 21.

 

[24]               E. MORIN, La Méthode 3. La connaissance de la connaissance, Paris, 1986, 15.

 

 

 

[25]               F. HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques, § 60, tr. fr., Paris, 1946, 28.

 

[26]               X. CHENET, Philosophes et philosophies, Paris, 1992, 101.

 

[27]               J.G. FICHTE, Contributions sur la Révolution française, tr. J. BARNI, Paris, 1974.

 

[28]               J.G. FICHTE, Première introduction à la doctrine de la science, tr. fr. A. PHILONENKO, in Œuvres choisies de philosophie première, Paris, 1972, 250-251 ;  A. PHILONENKO, La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, Paris, 1966.

 

[29]               F. SCHELLING, Conférences de Stuttgart, in Œuvres métaphysiques (1805-1821), tr. J.-F. COURTINE et E. MARTINEAU, Paris, 1980, 213-219.

 

[30]               Ce qu’a bien compris, malgré le ton polémique et violent, C. FABRO, La svolta antropocentrica di Karl Rahner, Turin, 1974.

 

[31]               J. MACE-SCARON, L’homme libéré, Paris, 2004, 18.

 

[32]               M. ONFRAY, Traité (cit.), 70.

 

[33]               Ibid., 73.

 

[34]               Ibid.

 

[35]               M. ONFRAY, Féeries (cit.).

 

[36]               M. ONFRAY, Traité, 76 Citons encore Ibid., 258 : «  La laïcité militante s’appuie sur l’éthique judéo-chrétienne qu’elle se contente bien souvent de démarquer. Emmanuel Kant écrivant la Religion dans les limites de la simple raison fournit bien souvent un bréviaire à la pensée laïque : les vertus évangéliques, les principes du décalogue, les invites testamentaires bénéficient d’une nouvelle présentation. Conservation de fond, changement de la forme. La laïcisation de la morale judéo-chrétienne correspond bien souvent à la réécriture immanente d’un discours transcendant. Ce qui vient du ciel n’est pas aboli, mais réacclimaté pour la terre. Le curé et le hussard noir de la République se combattent, mais, finalement, ils militent pour un monde semblable pour l’essentiel ». Ibid, 259 : « La pensée laïque n’est pas une pensée déchristianisée, mais chrétienne immanente. Avec un langage rationnel, sur le registre décalé du concept, la quintessence de l’éthique judéo-chrétienne persiste. Dieu quitte le ciel pour descendre sur terre. Il ne meurt pas, on ne le tue pas, on ne l’économise pas, on l’acclimate sur le terrain de la pure immanence. Jésus reste le héros des deux visions du monde, on lui demande seulement de ranger son auréole, d’éviter le signe ostentatoire... »  

 

[37]               E. GOFFMAN, Les Moments et leurs hommes, éd. Y. WINKIN, Paris, 1988, 208. 

 

[38]               R. GIRARD, Le bouc émissaire, Paris, 1982; Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris, 1999. 

 

[39]               M. BELLET, La quatrième hypothèse, Paris, 2002.

 

 

 

[40]            J. GIRARDI, « Athéisme : précisions terminologiques » in L’Athéisme dans la vie et la culture contemporaine, Paris, 1967, t. I, 25.

 

[41]               A. CUGNO, La liberté amoureuse. Essai sur la liberté affective, Paris, 2004, 52-53.

 

[42]               J.-T. DESANTI, La philosophie silencieuse, Paris, 1975, 225.

 

 

 

[43]               A. PLE, Par devoir ou par plaisir ?, Paris, 1980.

 

[44]            P. BROWN, The Body and Society : Men, Women and Sexual Renonciation in Early Christianity, Cambridge, 1988 ; aussi A. PLE, Ibid., 74-79.

 

 

 

[45]               L. FERRY, L’homme Dieu ou le sens de la vie, Paris, 1996.

 

[46]               M. GAUCHET, Le désenchantement du monde, Paris, 1985, 2. 

 

[47]               Ibid., 1.

 

 

 

[48]              André MANARANCHE, Le monothéisme chrétien, Paris, 1985.

[49]              H. KUNG, Unfehlbar ? Eine Anfrage ,  Zürich, 1970 ; N. GREINACHER / H. HAAG, Der Fall Küng, Munich, 1980. 

 

[50]               Ainsi G. ZIZOLA, L’ultimo trono. Papa Wojtyla e il futuro della Chiesa, Milan, 2001.

 

[51]               M. CHEBEL, Manifeste pour un Islam des Lumières, Paris, 2004.

 

[52]              C’est en substance pour le catholicisme la thèse de  L. FROLICH, Les catholiques intransigeants en France, Paris 2004.

 

[53]               K. FLASCH, « La vérité comme multiplicité  », in Christianisme. Héritages et destins, Paris, 2002, 291.

 

[54]               G. KEPEL, La Revanche de Dieu, Paris, 1991.

 

[55]               L. FERRY, La Sagesse des modernes, Paris, 1998, chapitre X.

 

[56]                E. BRITO, La christologie de Hegel, Paris, 2001.

 

[57]               L. FERRY, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, Paris, 2002, 234.

 

[58]               J.-P. VERNANT et P. VIDAL-NAQUET, La Grèce ancienne. Du mythe à la raison, Pris, rééd., 1998.

 

[59]               L. FERRY, op. cit., 238.

 

[60]               Cf. S. ZAC, Spinoza et l’interprétation de l’écriture, Paris, 1965. Pour une lecture plus « athée » de Spinoza : R. MISRAHI, Spinoza, Paris, 1985.    

 

[61]               P. AUBENQUE, La Prudence chez Aristote, Paris, 1963, 169.

 

[62]               A. KREMER-MARIETTI, Le positivisme d’Auguste Comte, Paris, 2006.

 

[63]              H. de LUBAC, Le drame de l’humanisme athée, Paris, 1946, 16.

[64]               N’en déplaise à D. LECOURT, Les piètres penseurs, Paris, 1999.

 

[65]              Cf. les jugements incisifs de J. BOUVERESSE, Essais II. L’époque, la mode, la morale, la satire, Paris,     2001.

 

[66]               La pensée et le mouvant, Paris, 1934.

 

[67]               G. MARCEL, Etre et Avoir, Paris, 1935,144-145.

 

[68]               G. MARCEL, Position et approches concrètes du mystère ontologique, Louvain-Paris, 1949.

 

[69]               I. GOBRY, L’expérience mystique, Paris, 1964.

 

[70]               J. BARUZI, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique, rééd., Paris, 1999.

 

[71]               E. LE ROY, La pensée intuitive. Le problème de Dieu, Paris, 1929 ; Introduction à l’étude du phénomène religieux, Paris, 1944. Voir aussi : H.BREMOND, Introduction à la philosophie de la prière, Paris, 1929.

 

[72]               G. MARCEL, Le mystère de l’être, Paris, Aubier, 2 vol ; J. GUITTON, L’absurde et le mystère, Paris, 1999. 

[73]               Op. cit.

 

[74]              J. WAHL, cité par Y.BURDELOT, Devenir humain, Paris, 2003, 71.

 

 

 

[75]               J. HYPPOLITE, Introduction à la philosophie de Hegel, rééd., Paris, 1983.

[76]               D. VIBRAC, Le rapport entre nature et grâce dans la Somme Théologique de Saint Thomas d’Aquin, Rome, 1996.

 

 

 

[77]               G. LIPOVETSKY, Les temps hypermodernes, Paris, 2004 ; U. BECK, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, tr. fr., Paris, 2001.

 

 

 

[78]               M. BELLET, Le Dieu pervers, Paris, 1978.

 

[79]               O. VALLET, Qu’est-ce qu’une religion ? Paris, 1999.

[80]               B. LONERGAN, Grace and Freedom. Operative Grace in the Thought of St Thomas Aquinas, Londres-New York, 1971.

 

[81]               G. RYLE, The Concept of Mind, Londres, 1949.

[82]               Op. cit.

 

[83]              Ibid.

 

 

 

[84]               R. REMOND, Le christianisme en accusation, Paris, 2000.

 

[85]               A. GODIN, Psychologie des expériences religieuses, Paris, 1986.

[86]               ANGELUS SILESIUS, La rose est sans pourquoi, tr. fr., Paris, 2003.

[87]               EPICURE, Lettre à Ménécée, tr. J. SALEM, site "Philosophie" de l'Académie de Grenoble.

 

[88]               J.-L. MARION, Dieu sans l’être, Paris, rééd., 2000.

 

 

 

[89]               M. CLAVEL, Dieu est Dieu, non de Dieu, Paris, 1975. Sous une forme plus feutrée, dans un registre davantage  hégélien : C. BRUAIRE, L’affirmation de Dieu. Essai sur la logique de l’existence, Paris, 1964 ; L’être et l’esprit, Paris, 1983.

 

[90]               Ainsi L. FERRY, L’homme Dieu ou le sens de la vie, Paris, 1997.

 

 

 

[91]                FEUERBACH, L’essence du christianisme, tr.fr., J.-P. OSIER, Paris, 1968 ; J. MOINGT,  Dieu qui vient à l’homme, I et II, 2005 et 2007.

 

 

 

[92]               P.-E. DAUZAT, Le nihilisme chrétien, Paris, 2001.

 

[93]               J;-L. MARION, Le phénomène érotique, Paris, 2003.

 

[94]               J.C.A. GASKIN, Hume's Philosophy of Religion, Humanities, London, 1978 ; Norman Kemp SMITH, The Philosophy of David Hume, London, 1941; B. RUSSELL, Religion and Science, London.

 

 

[95]               J. RIVELAYGUES, Leçons de métaphysique allemande, vol. 2. Kant, Heidegger, Habermas, Paris, 1992.

 

[96]                Nous entendons ici “créationniste” dans le sens d’une métaphysique de la création et non pas d’une thèse pseudo-scientifique combattant l’idée de l’évolution des espèces.

 

[97]               K. POPPER. Ce n’est parce qu’on a jamais vu de cygnes noirs qu’ils n’existent pas ! In La logique de la découverte scientifique, tr.fr., Paris, 1973.

 

[98]               F.DE GANDT, Husserl et Galilée. Sur la crise des sciences européennes, Paris, 2005.

 

[99]               J. MONOD, Le hasard et la nécessité, Paris, 1970 ; J.-P. CHANGEUX, L’homme neuronal, Paris, 1983.

 

[100]              E. DUPREEL, La cause ou l’intervalle ou ordre et probabilité, Paris-Bruxelles, 1933. Les religions feraient en quelque sorte le lien entre ce que nous connaissons et l’inexpliqué.

 

[101]              P. FEYERABEND, Adieu à la raison, tr. Fr., Paris, 1987 ; R. RORTY, Relativsm, Objectivity  and Truth ; Philosophical Papers, I, Cambridge, 1991.

 

[102]              S.J GOULD, Et Dieu dit « que Darwin soit ! ». Science et religion : enfin la paix ?, tr. fr., Paris, 1997.

 

[103]              D. LECOURT, L’Amérique entre la Bible et Darwin, Paris, 1992.

 

[104]              D. LECOURT, Lyssenko. Histoire réelle d’une « science prolétarienne », Paris, 1976.

 

[105]              E. GILSON, Le philosophe et la théologie, Paris, 1960.

 

[106]              Nous pensons toujours au film de Sacha Guitry, « les Perles de la couronne » (1937). Trois brigands se répartissent les fameuses sept perles. L’un d’entre eux déclare en prendre trois, les deux autres deux chacun. Pour se justifier, il dit : « J’en prends trois parce que je suis le chef ! ». Les autres de rétorquer : « Pourquoi es-tu le chef ? ». Réponse : « Parce que j‘ai trois perles ! »

 

[107]              Voir site internet Luxorion : La théorie de la relativité. Un univers compréhensible.

 

[108]              J. BOUVERESSE, Le philosophe et le réel (entretiens avec J.-J. ROSAT), Paris, 1998.

 

[109]              J. RAWLS,  Théorie de la justice, tr. fr., Paris, 1987.

 

[110]              J. COLOMBEL, « La recherche d’une morale impossible », in Jean-Paul Sartre. La conscience de son temps, Les Collections du Magazine Littéraire, Hors Série, 7, mars-mai 2005, 96.

 

 

 

[111]              M. CONCHE, Montaigne penseur de la philosophie in « Quelle philosophie pour demain ? », Paris, 2003, 15-42.

 

[112]              L. FERRY, Kant. Une lecture des trois critiques, Paris, 2006.

 

[113]              Sur le sacré : R. OTTO, Le sacré, tr.fr., rééd., Paris, 1995 ; M.ELIADE, Mythes, rêves et mystères, Paris, 1957.

 

[114]              J.-L. CHRETIEN,  L’effroi du beau, Paris, 1987.

 

[115]              V. LOSSKY, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, Paris, 1998.

 

[116]              Y CATTIN, La preuve de Dieu : introduction à la lecture du ‘Proslogion’ de Anselme de Canterbury, Paris, 1986.

 

 

 

[117]              Nous ne pouvons ici évaluer les affirmations de cet auteur sur l’auteur du christianisme, certainement sous-informées. Cf. P. CAPELLE, in La Croix, 4 mars 2005, 12.

 

 

 

[118]              En effet, pour qu’il y ait nécessité, encore faut-il que rien ne puisse suppléer, ou du moins que la suppléance éventuelle soit moins fructueuse ou plus incertaine. Ainsi, pour poser une transcendance nécessaire pour l’éclosion de l’art, il faudrait qu’aucune vision dynamique et riche de l’immanence ne puisse se révéler aussi stimulante. Au-delà du « génie du christianisme » de Chateaubriand par exemple, se pose la vraie question de savoir si, oui ou non, le trésor artistique lié au christianisme dépend exclusivement de ce dernier et jusqu’où (autrement dit, si le christianisme n’est pas simplement l’occasion contingente).

 

[119]              A. COMTE-SPONVILLE, L’esprit de l’athéisme, Paris, 2006 ; M. ONFRAY, La sagesse tragique : du bon usage de Nietzsche, Paris, 2006. À propos des doctrines philosophiques matérialistes : O. BLOCH, Le matérialisme, Paris, 1995 ; J.-C. BOURDIN; Diderot, le matérialisme, Paris, 2005 ; J. SALEM, Cinq variations sur la sagesse, le plaisir et la mort, Paris, 1999.

 

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